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domestiques, ouvriers, commerçans, que les gens de la montagne émigrent vers la plaine, et qu’ils vont chercher à y gagner leur vie. De même, les Maïnotes se répandent dans les îles de l’Archipel et dans toute la Grèce pour y exercer divers métiers, et presque tous les hammals ou portefaix de Constantinople sont des Arméniens ; mais en Orient l’émigration peut prendre une autre forme, sous laquelle on ne la rencontrerait plus guère aujourd’hui dans l’Europe occidentale : elle peut avoir lieu par familles et par tribus, et ressembler à une sorte de lente et graduelle invasion. Dans l’Asie antérieure, en Turquie et en Perse, la population, sauf dans quelques districts privilégiés, est partout très clair-semée. Dans les plaines surtout, qu’ont tant de fois parcourues en tous sens les cavaliers touraniens, Scythes d’Hérodote et de Diodore, Kharismiens et Mongols, Turcs seljoukides et Turcs ottomans, — dans les plaines, sur lesquelles ont plus lourdement pesé tant de siècles de désordre et de mauvais gouvernement, il y a partout, là où la terre serait le plus fertile, si les bras ne lui faisaient défaut, de vastes espaces incultes et déserts qui sont censés appartenir au chef de l’état : c’est ce que l’on appelle en Turquie le beylick ou domaine. Moyennant une certaine redevance, qui souvent même n’est pas payée, le premier venu peut y planter sa tente, y faire paître ses troupeaux, écorcher le sol pour y faire pousser quelques épis d’orge ou de blé. Les Kurdes profitèrent de cette situation pour se répandre et essaimer dans différentes directions. À quelle époque commencèrent ces obscures migrations, dont l’histoire n’a conservé aucun souvenir, et qui se renouvellent encore à chaque instant ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer ; chez ces ignorantes et sauvages peuplades, les générations se succèdent et passent sans laisser plus de traces que les feuilles de nos arbres qui se détachent et qui tombent chaque hiver. Dans l’Haïmaneh, les vieillards que j’interrogeais sur le temps auquel remonterait l’établissement de leur peuple dans cette contrée me répondaient qu’ils ne savaient pas au juste, mais qu’il devait bien y avoir cent ou deux cents ans ; leurs pères à eux et leurs grands-pères y étaient nés. Toujours est-il que les voyageurs européens qui, depuis la fin du dernier siècle, ont parcouru la Turquie et la Perse ont trouvé des Kurdes fixés par groupes plus ou moins nombreux dans toute la partie occidentale du plateau de l’Iran, dans la Haute-Mésopotamie, dans le nord de la Syrie, sur les deux versans du Taurus, dans toute l’Anatolie, surtout dans le bassin de l’Halys.

Les Kurdes sont, on le voit, un peuple voyageur. Il n’est pas nécessaire, pour les rencontrer, d’aller les chercher dans cet épais massif de montagnes où maintenant encore il est dangereux de s’en-