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le cœur s’attendrit sur les victimes qu’ils sont obligés de sacrifier : ils réussissent alors, à force d’art, à tromper les serpens : ils mêlent en égale proportion, dans le plat qu’ils leur servent, une cervelle d’homme et une cervelle de mouton. Grâce à cette ruse, des deux malheureux qui leur sont amenés, ils n’en tuent plus qu’un chaque jour ; ils cachent l’autre et le mettent en sûreté. « Lorsque les cuisiniers en avaient rassemblé deux cents, ils leur donnaient quelques chèvres et quelques moutons, sans que les jeunes gens sussent de qui leur venait ce don, et ils les envoyaient dans le désert. C’est d’eux qu’est née la race actuelle des Kurdes, qui ne connaissent aucune habitation fixe, dont les maisons sont des tentes, et qui n’ont dans le cœur aucune crainte de Dieu. » Toute bizarre qu’elle soit, la légende a un fond historique ; elle connaît, elle affirme, comme la science moderne, l’origine iranienne des Kurdes. Elle voit en eux les enfans de la Perse, mais des enfans perdus, des proscrits que l’étrange aventure qui les a jetés au désert a condamnés pour toujours à une vie inquiète, à une errante et sauvage existence.

Le gros de la nation kurde habite aujourd’hui le pays de montagnes qui s’étend à l’est du Tigre, au sud des lacs de Van et d’Ourmiah ; c’est le territoire où les historiens et les géographes anciens placent leurs Carduques, Gordiéens ou Gordiéniens. Que l’on adopte l’une ou l’autre de ces formes, qui se rencontrent également dans les auteurs classiques, le nom ancien, légèrement défiguré sans doute par la transcription que nous en ont donnée les Grecs et les Latins, paraît être identique au nom moderne et devoir s’expliquer par la même racine. Nous ne voyons pas que l’ancienne population de ces montagnes, au pied desquelles ont passé toutes les invasions, ait jamais été déplacée ou détruite ; on peut appliquer aux Kurdes tout ce que nous raconte Xénophon, dans son Anabase, de ces sauvages et vaillans Garduques qui, pendant les sept pénibles journées que les Grecs employèrent à traverser leur pays, leur firent éprouver des pertes plus sérieuses que n’avait fait en Mésopotamie l’immense armée du grand roi. Ces Garduques, tout compris que fût leur territoire dans ce vaste empire des Achéménides qui l’enveloppait de toutes parts, jouissaient d’une indépendance que les satrapes n’osaient plus menacer ; une armée perse de cent vingt mille hommes, qui avait voulu pénétrer dans le pays des Garduques pour les réduire à l’obéissance, avait été, racontait-on, complètement détruite dans les défilés où elle s’était imprudemment engagée. Aujourd’hui une partie du Kurdistan dépend nominalement de la Turquie, et l’autre de la Perse ; mais pachas turcs ou gouverneurs persans ne se hasardent guère à demander aux Kurdes de leur ressort autre