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que chez nous. Un millionnaire se croirait déshonoré s’il ne travaillait au moins autant que le plus zélé de ses commis. Le foyer domestique, déserté par le chef de famille pendant la journée entière, y demeure aussi inviolable, aussi sacré que s’il ne le quittait jamais. Les dissolvans qui minent par la base nos sociétés vieillies, — scepticisme, raillerie, irrévérence, — n’ont pas encore trouvé prise sur cette race sérieuse et simple. Elle a ses travers, — inutile de les énumérer, — que son orgueil ne lui permet pas de reconnaître, et qui presque tous en dérivent; mais en somme l’orgueil est une force quand il ne se paie pas de vains titres ou de vains mots. Voyez ce qu’il donne d’énergie à la guerre civile, et quelles gigantesques proportions elle a prises dans ce pays, où l’esprit militaire était à créer!... Ici cependant, malgré nous, un pressentiment nous arrête, une sorte d’inquiétude nous saisit. L’esprit militaire, inoculé violemment à cette nation si prospère, si éprise de ses droits, si bien protégée contre l’oppression, si absolument maîtresse d’elle-même, comment agira-t-il sur ses mœurs et sur ses destinées? Comment se combinera-t-il avec les tendances religieuses, le goût de l’action politique, l’instinct et les traditions mercantiles qui jusqu’à présent avaient fourni ses élémens de grandeur à la plus florissante république des temps modernes? Parviendra-t-on, la lutte une fois terminée, et même au prix de quelques ingratitudes éclatantes, à ramener dans l’ancienne voie cette foule de citoyens qu’il a fallu transformer en soldats? Sera-t-on réduit à inaugurer pour eux une politique belliqueuse? Et s’il en était ainsi, évitera-t-on les dangers intérieurs qu’elle comporte? Ce sont là des questions bien graves sans doute; mais un livre qui reflète exactement, comme celui de Manhattan, certains aspects de la vie américaine dans un de ses grands centres ne permet pas de les écarter. Il n’en est guère d’ailleurs auxquelles on puisse s’intéresser davantage, et bien aveugle serait celui qui, se passionnant ici pour mille incidens éphémères, resterait indifférent aux changemens qui s’accomplissent sur l’autre rive de l’Atlantique. Là-bas, derrière ce nuage de poudre et de fumée qui nous dérobe les combats incessans du nord et du sud, germent peut-être déjà tels événemens, telles métamorphoses où nos fils auront à chercher un jour la solution des principaux problèmes de l’ordre social. Dans ces annales pour nous impénétrables, mais qui pour eux n’auront plus de mystères, puissent-ils ne pas trouver un flétrissant démenti donné aux théories, aux doctrines dont vivent aujourd’hui les plus hautes intelligences et les plus nobles âmes, mais bien la confirmation éclatante de ce qu’elles espèrent, annoncent et préparent !


E.-D. FORGUES.