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chante la romance à la mode, et Falsechinski l’accompagne de la guitare. Nordheim, le terrible Nordheim, adonné à la traite des blanches, en échange de bien des services que nos « lionnes pauvres » n’accepteraient pas impunément, n’obtient de mistress Kate Granville que le droit de se produire à côté d’elle, dans sa propre loge, et de l’accompagner parfois quand elle fait une tournée de visites. Mac-Neil, le lady-killer, dans cette petite maison des faubourgs où il a caché son ménage clandestin, ne porte que les préoccupations édifiantes d’un bon père de famille, et les soins qu’il prend pour assurer, au détriment des créanciers de sa faillite future, l’avenir de ses enfans naturels, exposés par lui de la manière la plus pathétique, défraient ses longs entretiens avec Jane Cameron, sa maîtresse dévouée. Marion Monck, déçu par l’inconstante Isabel, se console en buvant des rigueurs de l’amour, mais on ne voit pas qu’il ait cherché d’autres dédommagemens, ni qu’à l’âge de vingt-cinq ans, au moment où on se sépare de lui, ce Gil Blas sudiste, dont toutes les femmes raffolent, ait une seule fois trébuché sur les voies glissantes de la Babylone américaine. N’y a-t-il pas quelque raison de s’étonner que tant de haros aient salué ce livre où on trouverait sans peine, en l’étudiant avec soin, — et abstraction faite de ses maladresses inconvenantes, — la confirmation de tout ce qu’on a pu lire de plus favorable sur le compte de la société américaine ?

Songez effectivement qu’il s’agit de New-York, la ville marchande, la ville des immigrans, le foyer principal de toutes les industries illicites, — qu’on a mis sous vos yeux la classe la plus corrompue de ses résidens, celle qui compte le plus d’hommes riches et de femmes oisives, — qu’on a soigneusement enregistré tous les scandales donnés en dix ans par cette réunion de « têtes choisies, » — que le résultat d’un si beau travail est le réquisitoire biographique dont toutes les données essentielles viennent d’être résumées, — enfin que cet écrit, si peu fait pour tant de tumulte, signalé dès son apparition à la vindicte publique, a été pour ainsi dire étouffé dans son berceau. Que ressort-il de toutes ces données, sinon que la population des États-Unis est encore, à beaucoup d’égards, investie de son caractère primitif ? Les tranquilles raffinemens de la corruption étrangère la trouvent défendue contre leur influence destructive, et par les traditions austères de l’esprit religieux, et par cette passion du travail qui absorbe aisément toutes les autres. Là comme ailleurs, vous pourrez noter quelque affaissement partiel dans ce qu’on appellerait volontiers le niveau de l’héroïsme, moins qu’ailleurs la défaillance dans le sentiment du devoir. Les mots de richesse et d’oisiveté n’y ont pas le même sens