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gent pour être tolérés une mesure et des ménagemens exceptionnels, elle devient complètement inacceptable.

On peut admettre, on peut contester, selon le point de vue où l’on se place, l’utilité, la convenance de ces révélations anecdotiques qui livrent en pâture aux lecteurs blasés de la génération présente telle génération disparue, oubliée, et qu’on pourrait bien laisser dormir dans la paix du tombeau. En revanche, il nous paraît généralement admis, même par les plus rigoureux, que le génie ou l’esprit, prêtant à de telles esquisses un intérêt tout à fait indépendant du sujet traité, les a fait accepter de tout temps. L’impertinence du fond cachée par la suprême élégance de la forme, cela s’est vu du temps d’Hamilton; des détails vulgaires et hasardeux relevés par une touche large et forte, Rousseau nous les fournirait au besoin. Tout autrement « indécent » que le romancier américain, Tallemant des Réaux échappe souvent au dégoût par une bonne humeur bourgeoise, un gros rire gaulois qui désarme et pacifie. Diderot rachète ses saillies, quelquefois cyniques, par la sympathie communicative et puissante dont il a le secret. Ces qualités diverses, ou de talent ou de nature, étaient requises à un degré quelconque pour rendre tolérables ces souvenirs intimes de Manhattan, dont l’indiscrète hardiesse était un premier tort, et qui, fidèlement prosaïques, ont dû sembler sans excuse. C’est faute d’y avoir suppléé par une certaine délicatesse d’organisation ou par une culture suffisante que le romancier improvisé s’est vu confondre avec les écrivains qui spéculent sur le scandale, et tiennent école d’immoralité.

Au fond, et malgré la réprobation bruyante qui les a flétries, ses plus grandes audaces ne vont pas aussi loin qu’on pourrait le croire. S’il dit parfois trop nettement des choses qu’ordinairement on laisse entendre, il ne prend aucun souci de les rendre plus attrayantes, il ne cherche jamais à irriter, à stimuler les curiosités malsaines. Les anathèmes dont il a été l’objet, s’ils ne sont pas affaire de patriotisme offensé, restent à l’état d’énigmes, car au fond l’élément puritain subsiste dans ses récits. Comme dans la haute vie américaine, dont ils reproduisent les péripéties habituelles, la spéculation, le jeu, y tiennent une place énorme. Le dollar y tinte à chaque ligne, le faro y tient lieu de Providence, le vin, les liqueurs y coulent à pleins bords; mais dans cette kermesse laborieuse où les joueurs ressemblent à des traficans, les buveurs à des thériakis, le vice paraît toujours honteux de lui-même, attristé de ses excès, hanté par quelques secrets remords qui ne lui laissent ni verve, ni entrain, ni gaîté. Il se pratique avec méthode et se meut, impassible, dans d’étroites limites. Chez Clara Morris, en soirée intime, Thomas Granville