Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/607

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

triment de telle autre. Pourquoi ne pas supposer que cela soit possible, lorsque ses animosités avaient ailleurs coudées franches et trouvaient ample satisfaction dans les âpres luttes de chaque jour ? Autre inconséquence : les Américains du nord l’accusent d’avoir voulu les diffamer. Tout compte fait cependant, il demeure établi, — cette remarque, ils l’ont faite eux-mêmes, — que la grande majorité des personnages diversement odieux dont la révélation est due à Manhattan, et qu’il a tirés du tombeau pour les attacher au pilori, sont justement des étrangers de passage, — oiseaux voyageurs, souvent oiseaux de proie, — Polonais comme Falsechinski, Allemands comme Nordheim, Écossais comme Mac-Neil, Anglais comme les Granville ; tel autre arrive du sud, celui-ci du Canada, un troisième d’Irlande, et ainsi de suite. En revanche, le seul honnête garçon de la bande, ce caissier Wilson qui épouse Bessy Nordheim, est né à New-York. On n’a pas à louer Manhattan de cette impartialité tout à fait involontaire, puisque, une fois engagé dans un récit véridique, ou peu s’en faut, il ne lui appartenait plus de distribuer les rôles à sa fantaisie ; encore doit-on reconnaître, pour rester juste, que son œuvre eût été tout différemment conçue, s’il l’avait abordée avec la préoccupation malveillante que les Américains du nord lui supposent.

Justifié de ce chef, est-il également quitte de certains reproches où la morale n’est pas moins intéressée que la littérature ? Je veux m’y arrêter quelques instans pour constater par un exemple de plus l’insuffisance de la réalité brute, réduite à sa valeur propre, et tant qu’elle n’a pas reçu, de quelque main exercée à cette tâche subtile, les atténuations indispensables, les reliefs voulus, bref ces soins intelligens qui la relèvent de son insignifiance native, et qui de sa laideur même, exagérée à propos, lui font quelquefois un mérite. Apprenti tardif, l’auteur de Marion, doué certainement de quelques aptitudes exceptionnelles, nous paraît avoir ignoré jusqu’aux premiers élémens de l’art où il s’essayait. L’ordre dans les idées, l’exact emploi des mots, le sentiment des nuances, les scrupules du tact manquent à son improvisation, dont l’allure vagabonde et saccadée trahit l’origine professionnelle. Tout au rebours de ceux que ravit un tour délicat, un effet bien préparé, ce recorder, ce reporter s’en tient au fait, quel qu’il soit et tel qu’il s’est produit. Il le saisit au vol de ses souvenirs, l’expédie en un tour de main, l’ajoute à sa collection sans s’inquiéter de la place que le hasard lui assigne, puis court sus à quelque nouvelle proie qu’il ne choisira pas davantage et ne traitera pas avec plus d’égards. La méthode est simple. Est-elle bonne ? C’est une autre question. Si on l’applique à un certain ordre de faits qui, scabreux par eux-mêmes, exi-