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Aussi accepta-t-il avec transport les offres bienveillantes du comte Falsechinski lorsque celui-ci, pour s’acquitter de ce qu’il devait au premier instrument de sa fortune, lui fournit les moyens de fonder une maison indépendante en l’associant à son beau-frère, le jeune Grasper. M. Bennett signala vainement à sa nouvelle recrue les chances incertaines auxquelles tout négociant est soumis, vainement il s’efforça de lui démontrer la supériorité de l’homme de lettres sur l’homme de chiffres. Le sort en était jeté : l’ancien commis de Pitt Granville reprit à vingt-cinq ans le harnais des affaires.

Manhattan ne s’explique pas sur le succès de cette seconde entreprise, et la brusque suspension du récit laisse à deviner ce qui en advint ; mais en se rappelant le rôle que jouait, au moment où la mort est venue le surprendre, ce hardi propagateur des idées sudistes, on n’a pas grand’peine à s’assurer que la fortune l’avait trahi sur le champ de bataille des spéculations commerciales, et qu’il était venu chercher asile, — comme M. Bennett lui avait prédit que cela pourrait arriver, — dans les rangs de la presse militante.

On peut apprécier maintenant et la conception du livre de Manhattan et la polémique animée dont il est devenu le sujet. Selon nous, entre l’écrivain et ceux qui l’ont si sévèrement jugé, un tiers, désintéressé comme nous le sommes, ne saurait s’empêcher de constater un malentendu flagrant. Les Américains du nord, ceux de New-York en particulier, ont cru que le but spécial de Manhattan était de les dénoncer au mépris du monde, de fournir aux dénigremens de la presse anglaise une sorte de témoignage auxiliaire. Ce point de vue n’a rien qui nous surprenne. L’hostilité acharnée du correspondant de l’Evening-Standard légitime une pareille interprétation. Et cependant le livre lui-même la dément pour ainsi dire à chaque page ; on n’y trouve aucune allusion à l’état présent des choses, aucune trace des passions qu’il soulève. Loyalement rétrospectives, ces peintures d’un autre temps ne s’adaptent en rien aux polémiques actuelles. Ainsi que nous le faisions remarquer dès le début, ceux-là qui s’indignent le plus des révélations de l’homme du sud ne l’accusent ni de mentir, ni même d’inventer ; eux aussi, sous d’autres noms, connurent les Granville, les Nordheim, les Mac-Neil, les Benson, les Grasper ; ils ont lorgné au théâtre la belle Clara Norris, que Manhattan n’a pas pris la peine de débaptiser. La mort de Nordheim est inscrite à sa date dans les fastes de l’opéra italien que l’aristocratie de New-York avait créé, mais qu’elle n’a pu faire vivre. Bref, l’anecdote avérée, authentique, étayée de preuves, constitue le fond de ce prétendu roman, et l’on n’y trouverait pas vingt pages, peut-être pas dix, dont on doive faire honneur ou honte à l’imagination de l’auteur. On ne saurait dès lors lui reprocher d’avoir écrit au profit de telle cause, au dé-