Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/605

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Marion se mit immédiatement à l’œuvre. En deux heures de temps, il avait noirci dix grandes feuilles de papier vélin. Passant alors le manuscrit à M. Bennett, qui ne lui fit pas même l’honneur d’y jeter les yeux, il reçut de lui le précieux billet, qu’il s’empressa de faire acquitter. — Je suppose, pensait-il, que notre homme m’a fait écrire tout ce fatras pour se fournir à lui-même le prétexte de m’avancer la petite somme dont j’avais besoin.

« Le lendemain matin cependant il trouva son article dans l’Herald, deux colonnes et demie, d’une gaîté folle, bourrées de noms propres, et qui firent un effet prodigieux. On se disputait les numéros. Ce jour-là, vers dix heures, ils faisaient déjà prime et se vendaient un dollar. Plus tard ils étaient introuvables, si haut que l’enchère pût atteindre. Marion Monck n’y comprenait rien. C’était son premier essai de ce genre, et jamais il ne se serait cru capable d’un si triomphant effort. M. Bennett lui avait-il donc révélé une faculté latente? ou bien n’était-ce qu’un heureux accident? Le jeune écrivain s’en tint provisoirement à cette dernière alternative, la plus modeste des deux. — J’ai réussi, se disait-il, pour m’être montré docile aux suggestions de M. Bennett. Livré à moi-même, j’échouerais infailliblement. »


Il ne faut pas s’étonner après ceci que l’editor du New-York Herald occupe une place éminente dans les récits de son ancien collaborateur. Il a ouvert à celui-ci les portes de la presse quotidienne; il lui avait plus tard, en lui donnant confiance et courage, frayé la voie du roman. Nous comprenons à merveille que Manhattan, docile aux inspirations de la reconnaissance, ait vanté sur tous les tons l’habileté, la réserve discrète, les vues libérales, l’initiative hardie, le zèle passionné, l’ardeur presque religieuse avec laquelle ce publiciste modèle, selon lui, remplit sa mission! Il ne parle jamais de ses débuts ignorés, de son attitude modeste, de ses manières insinuantes, de l’art avec lequel il s’approprie les idées étrangères, du tact qu’il met à choisir les sujets qui doivent le mieux captiver l’attention publique, sans une certaine émotion qui, toute réflexion faite, a bien son côté plaisant. Du moins nous affecte-t-elle ainsi, peu habitué que nous sommes à voir les augures de la presse, fussent-ils engagés dans la même entreprise, se regarder l’un l’autre avec une si sérieuse vénération.

Le bruyant début que l’on vient de raconter fut en quelque sorte le point de départ d’une première campagne durant laquelle Manhattan parcourut les états du sud comme correspondant du New-York Herald ; mais il ne se croyait pas dès cette époque appelé à rester dans la carrière où M. Bennett eût voulu le retenir. C’est du moins ce que nous apprend l’histoire de ce personnage sous le nom duquel le romancier publiciste raconte ses propres aventures. Encore imbu des idées qui l’avaient tout d’abord dirigé vers le commerce, Marion, nous dit Manhattan, s’y sentait ramené par les souvenirs d’un succès entrevu et par la nature même de son ambition.