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ment à la même date les tristes funérailles du colonel et le splendide mariage de Falsechinski. Pareils contrastes effectivement ne sont pas sans exemple dans le monde restreint dont il parle. À l’heure présente, mieux encore qu’il y a trente ans, on voit de l’autre côté de l’Atlantique, où le goût des spéculations aventureuses, servi par les derniers événemens, a pris les allures fébriles d’une véritable passion, de longues prospérités aboutir à une chute subite, et le mendiant de la veille transformé en Crésus du lendemain. Les fournitures militaires, les sources de pétrole, les variations du prix de l’or, multiplient les brusques désastres et les rapides fortunes. On dirait ces dunes maritimes que la houle furieuse déplace, élève, aplanit en quelques heures. Ce fléau, nous le connaissons aussi ; l’Angleterre ne l’ignore pas plus que nous, et s’il prend aux États-Unis, grâce à des stimulans énergiques, on ne sait quel essor exaspéré qui dans le lointain produit une impression mêlée de terreur et de dégoût, il faut en accuser cette activité particulière qui fait notre admiration quand elle se déploie sur d’autres routes. On peut dire des peuples comme des individus que leurs vices et leurs vertus sont étroitement solidaires.

Il semble assez inutile d’épuiser la liste infiniment trop nombreuse des personnages que Manhattan fait défiler sous nos yeux. On n’introduira donc pas le lecteur dans la discrète maison de mistress Woodruff, bien qu’il pût être curieux de comparer cette matrone dévote à la « Macette » de notre Régnier, à la « Célestine » espagnole dont elle se montre la digne émule. On doit laisser de côté, comme trop révoltant et trop bas, cet O’Doemall, ce type de laquais irlandais transformé à New-York en négociant interlope et qui parcourt, — de l’abus de confiance au meurtre suivi de vol, de l’escroquerie simple à l’escroquerie compliquée de séduction, — une série complète des méfaits les plus odieux. On omettra de même les prouesses galantes de Francis Gaillard, ce southerner qui, après avoir tué M. Nordheim, obtient secrètement, comme salaire d’un si bel exploit, les bonnes grâces de miss Benson, celle-là même dont Walter Granville avait refusé la main. Séduite, il l’abandonne, et, relancé par elle jusque chez sa mère, il meurt quelques mois après avoir légitimé la naissance de l’enfant qu’elle porte dans son sein : chronique rebattue s’il en fut, mais dont les détails multipliés indiquent assez un « emprunt à la vie réelle. » Une telle surabondance de scandaleuses révélations se refuse à l’analyse ; contentons-nous d’indiquer par un simple trait ce qu’Hogarth appelait jadis le a cours » ou le « voyage » de… l’aventurière (Harlot’s Progress), c’est-à-dire la grandeur et la décadence de miss Clara Norris. Il suffit de la reprendre au point où nous l’avons" laissée, alors que, soudainement privée de son premier protecteur, cette beauté vénale n’a plus de