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Chez le colonel Mac-Neil, encore en pleine prospérité, Marion a rencontré le comte Falsechinski, un banni de Pologne, dont la mise étrange a fixé son attention. Dans des salons bien chauffés, après un souper abondant et délicat, ce personnage garde boutonnée jusqu’au menton sa redingote d’uniforme. Au cœur de l’hiver, comme par bravade, il porte des pantalons blancs. Marion et lui se tiennent seuls à l’écart des tables de jeu, où le maître de la maison taille et ponte avec un bonheur inouï. La conversation qui s’engage entre eux révèle chez le comte une éducation distinguée. Il possède la plupart des langues européennes, et son érudition semble comprendre les sujets les plus divers. L’heure du départ venue, c’est-à-dire au milieu de la nuit, les deux causeurs s’en vont de compagnie. Malgré la rigueur du froid, Falsechinski n’a pas de manteau. Marion découvre, chemin faisant, que, faute de gîte, sa nouvelle connaissance va passer la nuit à courir les rues. Ému d’une misère pareille chez un homme de ce nom et de cette valeur personnelle, il force le noble exilé à venir partager jusqu’au lendemain la comfortable chambrette qu’il occupe encore chez mistress Nordheim. Là, nouvelles instances pour que cet hôte trop discret consente à partager le lit du jeune homme. Le comte résiste, refuse longtemps de quitter ses vêtemens, et lorsque enfin, dompté par une obstination supérieure à la sienne, il se résout à mettre bas son uniforme terni, un fait étrange demeure avéré : c’est que sous son accoutrement militaire le malheureux n’a pas de linge. Étonnement bien naturel de Marion, qui ne s’explique pas la présence d’un si pauvre hère parmi les invités du brillant colonel; voici l’explication fournie par le comte :


« J’ai pu jusqu’à ces dernières extrémités garder des dehors à peu près tolérables. Mac-Neil m’a connu dans des temps plus heureux ; il sait que je m’entends au jeu mieux que lui-même; il me sait aussi trop pauvre pour engager une partie. Dans son invitation de ce soir, il était sous-entendu que s’il venait à être battu par n’importe lequel de ses riches adversaires, je prendrais immédiatement sa place, et qu’au moyen de fonds par lui avancés je rétablirais les chances en sa faveur. Ma part de prise eût été ce qu’il aurait bien voulu m’abandonner ; mais les cartes lui ont été constamment favorables, et il a pu se passer de mes services. Même à lui, même à cet homme dont le souper m’a dédommagé d’une longue abstinence, mon orgueil ne me permettait pas d’avouer que je ne possédais plus ni le moindre cent ni un abri quelconque pour reposer ma tête. En me résignant à une confession pareille, j’étais à peu près certain qu’il me tendrait un billet de cinq[1], mais nous n’aurions pu désormais frayer sur un pied d’égalité. »

  1. A five, un billet de cinq dollars.