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il a obtenu de la belle miss Grasper l’autorisation de la demander à son père, celui-ci vient couper court, et sans trop de façons, à leurs tendres épanchemens. Le vieux millionnaire, — millionnaire sterling, entendons-nous, millionnaire à vingt-cinq millions, — ne paraît pas autrement flatté des prétentions affichées par le galant colonel, et, se ménageant l’occasion de lui parler seul à seul, les anéantit d’un mot... « Il se peut, lui dit-il, que vos affaires soient bonnes, et votre fortune liquide. Tout ceci ne m’importe guère en vérité, mais je ne crois pas qu’un homme soit jamais assez riche pour soutenir à la fois deux familles. » Sous cette allusion flagrante, le colonel, si audacieux qu’il soit, n’ose relever le front. Elle lui rappelle en effet que dans un quartier lointain, dans une demeure humble et cachée, près d’une mère qui n’est pas sa femme, grandissent deux beaux enfans qu’il sait être à lui et qu’il s’est promis de n’abandonner jamais. Aussi rend-il à miss Grasper, séance tenante, l’engagement qu’elle avait pris vis-à-vis de lui, et souscrit-il avec une impassibilité de commande à l’écroulement total de ses ambitieuses espérances. Mieux que personne cependant, Mac-Neil sait qu’il vient de jouer son va-tout. La maison qu’il a fondée ne vit déjà plus que d’un crédit artificiel; au naufrage qu’il prévoit, il arrache d’avance quelques misérables épaves pour assurer l’avenir de cette « famille, » dont l’existence lui coûte déjà si cher, mais qu’après tout il ne veut pas punir du désastre dont elle est la cause innocente. Peu après survient la faillite, et des hautes sphères où il planait le malheureux colonel est tout à coup précipité parmi les ilotes et les parias de cette société où la richesse seule excuse le vice. Nous le voyons d’abord résigné : il lutte par mille expédions contre la misère, qui l’envahit peu à peu. Vient ensuite, à mesure que la vie se fait plus rigoureuse pour lui, un découragement inerte et de mauvais augure. A mi-chemin du travail qui le relèverait et du suicide qu’il se croit interdit, il rencontre l’ivresse, qui, en lui faisant oublier ses maux, peut aussi en rapprocher le terme. La progression fatale de cette marche à reculons, qui le conduira finalement de la taverne au cabaret, du cabaret à l’hospice, de l’abrutissement quotidien au delirium tremens et à la folie complète, est indiquée par Manhattan avec une vérité saisissante dont nous ne ferons pas exclusivement honneur à son talent, l’exactitude de ses souvenirs paraissant y être pour beaucoup. On a comparé ses récits à des « rapports de police, » et par le fait ils y ressemblent quelquefois; mais qu’est-ce qu’un rapport de police, sinon l’image en même temps grossière et fidèle de nos passions les plus abjectes? Et cette image, quand elle nous est offerte, n’arrête-t-elle pas les yeux, ne captive-t-elle pas l’intérêt par sa naïveté même?