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mourrions de faim d’ici à six semaines... Oubliez-moi le plus tôt possible, car si votre père s’est formellement déclaré en faveur d’un autre mariage, il serait inutile d’échanger plus de paroles à ce sujet ; M. Granville n’est pas homme à revenir sur ce qu’il a dit, et quant à vous, qui lui devez toute votre importance dans le monde, je ne sais vraiment ce que vous deviendriez une fois renié par lui.

« — Mais, s’écria le pauvre Walter, complètement abattu par ce dernier coup, vos lettres,... votre promesse,... ces gages échangés...

« — Pour l’amour de Dieu, terminez là ce catalogue à l’usage des cœurs bien épris. J’avoue sans hésiter que j’ai peut-être un peu légèrement agi, mais je ne pensais pas que votre père s’opposât aussi formellement à notre hymen... Désormais, enfant que vous êtes, il faut se montrer plus sage... Si vous m’en croyez, vous irez trouver votre père ; il saura que vous êtes venu me rendre ma parole et reprendre la vôtre, tout prêt d’ailleurs à épouser miss Benson le jour où vous en serez requis.

« — Adieu mon rêve! s’écria Walter; c’en est fait de lui et pour jamais.

« — A la bonne heure donc!... Ouvrez les yeux et rêvez le moins possible!... C’est là une habitude malsaine; elle porte à la longue sur les nerfs. Comme ami, d’ailleurs je vous recevrai désormais... Vous serez toujours le bienvenu lorsqu’à ce titre vous vous présenterez chez moi... »


Elle sort là-dessus, et le malheureux qu’elle congédie en ces termes s’élance exaspéré dans la rue. Sa fierté répugne à l’éclatant démenti qu’elle voudrait le voir se donner, à l’abjecte soumission qu’elle lui conseille. Dégoûté de la vie, altéré de dangers, il monte à bord d’un baleinier en partance et disparaît pour longtemps, sinon pour toujours, de la scène où nous l’avons vu briller un moment. Sa mère, d’une constitution maladive, est frappée à mort par le départ de ce fils chéri dont ne lui arrivent plus aucunes nouvelles. Affligé, mais inébranlable, Pitt Granville n’abdique nullement, malgré ce premier désastre, les projets qu’il avait conçus; Middleton Benson reste toujours dans sa pensée le futur époux d’Isabella, qui, depuis la mort de sa mère, a passé sous la surveillance d’une de ses parentes. Cette dernière, mariée pour son malheur au second des deux frères Granville et maintenant séparée de lui, a été recueillie par le chef de la famille.

Ce frère cadet de Pitt Granville est un nouveau personnage dont l’histoire tient de près aux plus curieux épisodes du tableau multiple esquissé par Manhattan. Thomas Granville a débuté dans la vie sous les plus rians auspices. Gracieux, spirituel, bien venu de tous et de toutes, il avait sa place marquée d’avance au premier rang. Une légèreté irrémédiable, une invincible paresse le déclassant peu à peu, il est tombé au rang des hommes de plaisir, aisément méprisés par les gens d’affaires. Cependant un brillant mariage, qui le fait entrer dans une famille essentiellement aristocratique, pourrait le relever encore. Il a épousé Catherine Pinckney, la sœur aînée