Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la classe des « petits blancs[1]. » Leur cheptel humain se réduit à deux esclaves. Suppléant ainsi à l’insuffisance de leurs ressources agricoles, ils tiennent ouvert une sorte d’entrepôt, de bazar rustique, où les nègres des plantations voisines viennent échanger quelques produits du sol contre le tabac, les outils, les merceries, les quincailleries venus de la ville voisine. Commerçant pour ainsi dire dès le berceau, Marion pousse et grandit au hasard, comme une plante sauvage, à l’ombre du comptoir paternel. En fait de professeurs, il n’a guère que deux autres petits blancs d’espèce assez équivoque, plutôt braconniers que chasseurs, et qui ne possèdent ni l’un ni l’autre la moindre teinture de l’A, B, C, d’ailleurs cavaliers intrépides, pêcheurs consommés, et sachant mieux que personne tuer un coq d’Inde ou détruire un chat sauvage. On devine ce qu’un disciple bien doué put gagner à leur école et ce que Marion devait être à dix ans, lorsqu’il perdit sa grand’mère. Une tante vint alors s’établir à la ferme, et l’éducation de son neveu, si parfaite à certains égards, lui parut offrir des lacunes considérables. Averti par elle, l’enfant eut assez d’intelligence pour comprendre que la lecture n’est pas tout à fait un art d’agrément, ni l’arithmétique un objet de luxe. Son excellente mémoire le mit bientôt au courant de tout ce qu’il aurait pu apprendre plus à loisir dans une école de district. Une fois qu’il sut écrire et compter, il devint pour sa mère, spécialement chargée du bazar de famille, un assistant, un commis précieux; mais lorsque les pratiques lui laissaient quelque répit, il se retirait à l’écart, un livre à la main, apprenant par cœur tout ce qui lui paraissait bon à retenir. Cette seconde période dura quatre ans.

L’enfant fut alors saisi de la fièvre précoce qui tourmente la jeunesse américaine. « Marion Monck communiait longuement, sérieusement avec lui-même, rêvant jour et nuit de son avenir. » La conclusion de ces rêves fut qu’il fallait en finir avec la vie de famille. Si rien n’était changé à leur existence, les siens et lui n’occuperaient jamais dans la société blanche qu’un rang subalterne, incertain, entre les riches planteurs dont l’orgueil les repoussait et les « petits blancs » de caste inférieure au-dessus desquels il se sentait déjà placé. Une fois son parti pris et le consentement de ses parens obtenu, il se rendit à Charleston, où son père espérait lui procurer un emploi dans quelque maison de commerce ; mais ce bel adolescent, connu de tous par ses exploits de chasse ou de pêche, ses prouesses de nageur ou d’écuyer, ne se trouvait pas suffisam-

  1. Le « petit blanc, » qu’on appelle aussi poor white trash, « pauvre rebut blanc, » est le prolétaire de race blanche, n’ayant que peu ou point d’esclaves, par opposition au propriétaire ou planteur. Dans la Clé de la Case de l’oncle Tom, on trouvera tout un chapitre consacré à cette classe d’hommes, à ses misères et à ses préjugés.