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veilleuse ténacité que manifestent aujourd’hui dans leurs luttes intestines, — soit qu’ils affirment le droit de séparation et veuillent maintenir l’esclavage, soit qu’ils combattent pour l’union et pour l’affranchissement de la race noire, — les enfans de cette race vaillante. A cet égard nul soupçon possible. Pourquoi donc serait-il interdit de chercher dans le livre de Manhattan ce qu’on est à peu près certain d’y trouver, la vérité, non pas la vérité absolue, mais la vérité contingente et relative sur un état de choses tout spécial, tout éphémère, tout exceptionnel si l’on veut, qui n’en est pas moins une des manifestations de la vie sociale à une époque et dans un pays déterminés? Notre curiosité, une fois en éveil, ne se laissera effaroucher ni par les imperfections de l’œuvre ni par l’indignation quelque peu exagérée dont elle a été l’objet. Manhattan, comme on le pense bien, n’était pas un écrivain d’élite : il est devenu romancier par occasion à la fin de sa carrière sur la foi de son rédacteur en chef, qui, le jugeant qualifié pour ce rôle, lui acheta, — ceci est un trait de mœurs, — quelques volumes de Walter Scott, de Bulwer, destinés à être ses modèles. Déjà nous lui avons entendu reprocher, comme correspondant de feuilles quotidiennes, de ne pas assez « sacrifier aux grâces » et de remplacer l’élégance du style par le relief grossier des images, l’emportement et la violence du trait. D’un autre côté, et c’est ici le point essentiel, nous venons de constater qu’à défaut d’un sujet fictif le romancier a puisé largement dans les souvenirs de sa vie. Tout ceci constitue pour nous l’ensemble de ses défauts et de ses mérites. Avons-nous raison, avons-nous tort, balançant les uns par les autres, de croire que ces derniers l’emportent? C’est là une question qu’il suffit d’indiquer pour le moment, et qu’il sera plus aisé de résoudre au sortir d’une galerie de portraits qui, on l’aura bien vite reconnu, n’appartiennent pas tous au genre noble.


I.

Marion Monck, — ou Manhattan, car c’est tout un, — prélude à sa terrible besogne par une espèce d’idylle dont le théâtre est une ferme de trois cent soixante acres de terre, située sur les bords de la rivière Cooper, à quelque trente milles de Charleston. Son père, de race anglaise, arrière-petit-fils de l’amiral Monck, sa mère, fille d’un émigrant hollandais, vivaient sur cette terre fertile, mais insalubre, dont l’acre se payait quatorze sous (seven pence) il y a cinquante ans, et en dernier lieu, — c’est-à-dire avant la guerre civile, — ne valait pas plus de huit ou dix francs, — d’un dollar et demi à deux dollars. Malgré l’étendue de leur domaine, sur lequel s’élève une habitation ample et commode, les Monck appartiennent