Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/582

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avoir loué « la vigueur et l’honnêteté » qui compensaient chez son correspondant américain l’absence de certaines grâces de style «toujours désirables et avantageuses dans les compositions littéraires, » la feuille anglaise rendait hommage à la générosité bien connue de Manhattan et aux qualités privées qui lui avaient valu de nombreux amis.

Nonobstant ces qualités, et malgré le succès éphémère des pamphlets quotidiens où cet homme du sud épuisait contre les champions de la grande république américaine, avec une verve d’ailleurs incontestable, les railleries les plus âpres, les invectives les plus cruelles et parfois aussi les calomnies les plus évidentes, il ne relèverait pas de nous, il resterait perdu dans cette foule d’ombres obscures qu’on « regarde en passant, » n’était une sorte de roman publié par lui peu de mois avant sa mort, et destiné, sans qu’il l’ait peut-être jamais su, à produire un scandale retentissant.

L’histoire de ce livre est vraiment singulière. Publié à New-York, il soulève aussitôt une partie de l’opinion; maintes réclamations viennent effrayer l’éditeur, qui en arrête la vente sous prétexte « d’indécences. » A Londres cependant, où, malgré quelques écarts récens, la librairie observe en général le culte des convenances, reparaît presque aussitôt l’ouvrage supprimé à New-York; une première édition s’enlève en quelques semaines. Certains passages d’une extrême crudité ont révolté la pruderie locale; mais en revanche l’antipathie secrète du torysme anglais contre la démocratie américaine est singulièrement flattée par ces révélations inattendues, impitoyables, qui lui montrent les taches au front de l’astre, l’argile aux pieds du colosse. La curiosité malveillante qui jadis avait fait une si grande vogue aux absurdes épigrammes de mistress Trollope, aux caricatures de Charles Dickens, trouvait une tout autre satisfaction dans ces dénonciations portées par un Américain même contre son pays natal. Ajoutez à ceci le caractère anecdotique, l’authenticité à peu près garantie de ces dénonciations, la transparence des allusions, le nom parfois mis au bas du portrait, et vous aurez la clé du succès bruyant qui, malgré les « indécences, » fut rapidement acquis à l’œuvre nouvelle. On lui fit subir pour une seconde édition quelques retranchemens indispensables, on émonda ce que telles ou telles peintures avaient de trop choquant, et, moyennant ces précautions d’ordre public, une bonne partie de la presse anglaise, le Times en tête, put courir sus aux Yankees sans trop de scrupule ou de remords. « Une flotte anglaise, disait un de ces critiques hostiles, faisant tout à coup voile vers New-York et bombardant la ville, serait à peine un casus belli plus décisif que le choc produit par ces volumes sur les susceptibilités (sensibilities) américaines. »