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sur elles-mêmes. Il répugnait sans doute à cet esprit distingué, mais clérical, borné à la chose religieuse, de s’expliquer autrement sur la chose publique. C’est pourtant là qu’aujourd’hui la France attend la métaphysique, ou, à son défaut, une science quelconque. La France déteste le pouvoir absolu pour l’avoir expérimenté sous toutes les formes : elle cherche la liberté, encore qu’elle en ait peu d’expérience, elle sait parfaitement les droits, les facultés que tout homme et tout peuple possèdent à cette fin ; mais, rencontrant sur son chemin l’obstacle de l’égoïsme, elle demande à la science une étude de ce ressort curieux et des combinaisons par où il peut entrer dans la machine d’une société se gouvernant elle-même. La Rochefoucauld n’y pensait guère, quelque état qu’il fît de l’égoïsme. On ne peut pas dire que ce point de vue soit précisément étranger à la philosophie enseignée de nos jours. Comment y aurait-elle échappé? Elle rencontre sur son chemin les plus hautes questions politiques. Peut-elle parler devoir sans se trouver face à face avec les devoirs de l’état, institué qu’il est contre l’égoïsme, avec mission de le réprimer et de le suppléer? Or voici ce que je trouve à ce sujet dans le plus éloquent de nos philosophes : « Oui, le gouvernement d’une société humaine est aussi une personne morale. Il a un cœur comme l’individu; il a de la générosité, de la bonté, de la charité. Il y a des faits légitimes et même universellement admirés qui ne s’expliquent pas, si on réduit la fonction du gouvernement à la seule protection des droits. Le gouvernement doit aux citoyens, mais en une certaine mesure, de veiller à leur bien-être, de développer leur intelligence, de fortifier leur moralité. » J’ai lu ce beau passage dans un opuscule de 1848 sur la Justice et la Charité, pour le retrouver plus tard dans le livre du Vrai, du Bien et du Beau, et l’ayant rencontré déjà dans le Cours de philosophie professé en 1817. Ces paroles fortes et sensées méritaient bien l’honneur de cette redite; mais, tandis que nos philosophes étaient sur cette voie, ils auraient peut-être dû s’y engager à fond et pousser jusqu’au bout. C’était le cas d’insister sur cet aspect de la morale, sur ce genre de devoir aussi nouveau que l’état moderne, dût-on pour cela faire trêve un instant aux dissertations prolongées sur le sensualisme et l’idéalisme, sur le spiritualisme et le matérialisme. On fatigue étrangement les hommes à leur parler sans fin de ces systèmes : le monde en est las comme des Atrides. Il sent bien qu’à prononcer toujours ces mots, à se balancer éternellement sur ces doctrines, il ne bouge pas, que la vie n’est pas là, que la carrière s’ouvre ailleurs. Il ne supporte plus, sous le nom de philosophie, une petite science, ou plutôt (car rien n’est petit en pareil sujet) une science bornée à l’origine de nos connaissances, à la question de savoir si nos idées viennent uniquement des sens