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côtés nobles de la nature humaine, ou si, la considérant de tous côtés, on ne démêle pas, l’histoire à la main, comment le principe le plus défectueux, qui paraît le plus fort, est susceptible d’être désarmé, émoussé du moins, par certaines voies d’éducation et d’hérédité, par certaines créations de personnes collectives où naît une âme supérieure, par des mœurs enfin qui deviennent dans l’homme isolé une seconde et meilleure nature. Ici la lumière ne peut venir que du passé, qui assure, mais qui mesure le progrès. Voyez aussi quelle fortune de bruit et d’influence pour tout esprit qui aborde les choses de ce côté, même avec les systèmes et les sophismes les plus déplaisans au monde moderne ! Ces esprits s’emparent tout d’abord de l’attention : on leur trouve la force, l’originalité. Comme ils ouvrent à l’intelligence un horizon nouveau, on abonde dans leurs méthodes, si ce n’est dans leur sens.

Vous sentez bien que je veux parler ici de Joseph de Maistre. Voilà un homme qui a fait révolution dans les esprits avec son étude des droits du passé, du pouvoir légitime qui appartient à la tradition. Peu importe qu’il ait eu pour point de départ une passion, une haine. Par la vertu d’un grand esprit qui ne peut être tout entier à l’erreur et à l’invective, il s’est élevé, il a fait la théorie de sa colère, et à cette hauteur il a trouvé une doctrine à moitié vraie. Sans doute il a tort de nier le progrès; mais il a raison d’opposer au progrès le passé, cet hôte qui l’a si longtemps contenu, et avec lequel le progrès doit compter. Son rare mérite est d’avoir étudié l’homme dans la société, la société dans l’histoire, et reconnu ainsi le poids du passé sur le libre arbitre, sur la raison pure, où les révolutions placent leur confiance.

Maintenant, qu’il ait trouvé dans l’histoire uniquement ce qu’il y cherchait, c’est une infirmité fort répandue ; qu’il ait mis dans son style plus d’esprit et de facétie que la gravité de son sujet n’en tolérait, plus que Montesquieu lui-même n’en hasardait, ce défaut est si rare, si peu contagieux, qu’il est véniel. Je conclus de tout qu’il faut lui pardonner, même quand on ne peut plus l’admirer et le suivre. Il est de la grande race des moqueurs, dont le propre est d’exceller à la démonstration per absurdum, comme dit l’école; cette logique, cette famille en vaut bien une autre, où l’on a pour ancêtres Socrate, Pascal, Voltaire.

Quant à l’erreur capitale où il est tombé, chacun l’a pressentie. Cette erreur est de négliger le fond humain où doit s’appuyer toute société humaine, et qui constitue partout une ration, un minimum de droits absolument inévitable. « Une constitution, dit-il, qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique, faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale, et qu’il faut adresser à l’homme dans les