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main, dans une société mieux apprise, mais plus tentée, en face de toutes ces occasions d’errer et de faillir que comporte le progrès. Nulle connaissance ne vaut celle-ci dans le problème, dans l’angoisse qui nous tient au sujet de la liberté nationale et de l’indépendance individuelle.

Ou la politique verra clair dans ce problème, ou elle est condamnée à ne vivre que de phrases quand elle parlera, de hasards quand elle agira et instituera. En attendant que cette lumière se fasse, jamais elle ne saura dire aux hommes pourquoi et comment ils peuvent gouverner eux-mêmes la chose publique. En effet, si l’égoïsme a l’ardeur et la force d’un instinct, d’un appétit, si d’autre part nos élémens moraux ne fournissent que des notions, tout au plus des sentimens, comment vous y prendrez-vous pour conclure de là que l’homme est fait pour la liberté, c’est-à-dire que les sociétés humaines sont capables de se gouverner elles-mêmes ? Cette logique est insoutenable. Comment! vous comptez sur des êtres égoïstes pour brider eux-mêmes leur égoïsme, c’est-à-dire pour mettre dans la société le respect du droit d’autrui, qui n’est pas en eux ou qui n’y est que superficiellement, toujours prêt à s’effacer, à défaillir! Tout ce que comporte une pareille espèce, c’est un gouvernement pris en dehors et au-dessus d’elle, — un gouvernement absolu de rois, de prêtres ou de nobles, — pour la maîtriser vigoureusement en sa malfaisance intentionnelle et organique. Il lui faut je ne dis pas un bon tyran, mais un tyran quelconque, qui vaudra toujours mieux que l’anarchie ou que la violence organisée des égoïsmes. Que si cette espèce veut être une cité maîtresse d’elle-même, le dénoûment est aisé à prévoir. L’égoïsme, prépondérant comme un instinct, prévaudra et passera dans les lois avec toute sa crudité, — l’égoïsme du plus grand nombre, s’il vous plaît, dès qu’il s’agit d’une société jouissant du suffrage universel, et cela avec les suites auxquelles on peut bien s’attendre dans cette même société pétrie d’inégalités actuelles, de griefs anciens et plus ou moins réparés, de souvenirs irritans, de colères accumulées... Supposez un rêve de Platon où ce gouvernement représentatif lui eût apparu. Comme sa raison, à peine les yeux ouverts, eût traité ce rêve de cauchemar! Quoi! le gouvernement aux mains des esclaves! C’en est fait de l’esclavage... Vous pensez peut-être que ce n’eût pas été grand mal. Soit; mais nous n’en sommes plus là, et si telle inégalité, qui n’est plus l’esclavage, doit périr à son tour par la même cause, par la même organisation de pouvoirs qui eût emporté l’esclavage, demandez-vous un peu ce qui survivra de la société et de l’humanité, telle que nous la connaissons aujourd’hui?

Je prie bien le lecteur de remarquer que, parlant d’égoïsme, je suis au cœur de la question et dans les entrailles mêmes de l’huma-