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jeunesse, toute palpitante d’idées générales où la doctrine coulait à pleins bords! Alors deux jeunes gens s’abordaient et pouvaient se raconter ainsi la soirée de la veille chez un ami commun : Nous avons remué beaucoup d’idées. Voilà ce que j’ai vu. La phrénologie ne faisait que de naître à cette époque. Elle avait là, je veux dire à l’amphithéâtre de la Sorbonne, toute peuplée de nos enthousiasmes, un beau sujet d’étude. Partout les protubérances de la vénération, partout de ces têtes pointues où niche le respect. Qui nous rendra ces temps de croyance et d’émotion?

Quoi! passés à jamais! quoi! pour toujours perdus!


ce que Virgile traduit ainsi :

Nullane jam Trojæ dicentur mœnia?

Je pense tout à fait comme un troisième poète, le marquis de Posa, que nous devons porter respect aux rêves de notre jeunesse. On se trompe noblement quand on est jeune. Et puis que deviendrait le respect de nous-mêmes, où se prendrait-il, où s’emploierait-il, s’il n’était couramment celui de nos erreurs? Donc je ne vais pas brûler ce que j’ai adoré; mais le respect le plus persistant, le plus inaltérable, dont on fait hautement profession, n’exclut pas une certaine liberté de jugement. Or je me demande maintenant, à cette heure distante et reposée où nous sommes parvenus, quels fruits a portés ce mémorable enseignement. J’en cherche la trace, la lumière sur certaines questions qui nous tourmentent affreusement.

Voilà près de quatre-vingts ans que la France veut être libre et qu’elle a fait pour cela une révolution fameuse, suivie de plusieurs autres qui ne sont pas indifférentes, sans qu’on puisse dire encore qu’elle y a pleinement réussi. Or la France est un pays intelligent, pensant, où l’idée a un véritable empire, où les théories font fortune et portent coup. Cela entendu, je demande à la plus haute, à la plus compréhensive des sciences morales, à la philosophie, qui a charge d’intelligences comme la religion a charge d’âmes, je lui demande, dis-je, ce qu’elle a fait en vue de la liberté, ce qu’elle nous a enseigné pour nous rendre capables de ce bien, pour créer sur cette base l’accord et l’assiette des esprits. Peut-on dire qu’elle se soit acquittée de son office, qui est d’agir sur les esprits, pour agir par là sur les mœurs et finalement sur les institutions? Il n’est pas de question comme celle-ci pour s’imposer aux philosophes. La philosophie est-elle, oui ou non, l’étude de l’homme? La liberté politique est-elle, oui ou non, le pouvoir des peuples sur eux-mêmes, ou, pour mieux dire, le gouvernement par les gouver-