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nuage de fumée marchant devant les flammes. Bill faisait force de rames, ainsi que le Canadien qui conduisait l’autre bateau ; ils allaient à l’aventure, tournant le dos aux Grand Falls et à l’habitation dont le fléau dévastateur les forçait à s’éloigner. Arrivés à l’embouchure de l’un des petits affluens du Saint-John, nommé Salmon-River — la rivière du Saumon, — ils en remontèrent le cours pour y chercher un refuge, et s’arrêtèrent enfin devant un groupe de maisons habitées par des farmers. Depuis longtemps déjà il faisait jour. Les vapeurs épaisses que la brise du matin dispersait en épaisses colonnes à travers le ciel indiquaient la direction de l’incendie ; il s’étendait sur un immense espace, marchant toujours, sans trouver d’obstacle, jusqu’à ce que la rivière Saint-John vînt lui barrer le passage. Tout le triangle compris entre les Grand Falls, les Lacs aux Aigles et le cours d’eau nommé Aroostook, sur la rive droite du Saint-John, devint la proie des flammes. Bestiaux, habitations, récoltes, tout périt en quelques heures, et les farmers, surpris dans leur sommeil, échappèrent à grand’peine à la fureur de l’incendie.

Les habitans des bords de Salmon-River accueillirent avec empressement M. Blumenbach et sa fille. Ce n’était pas sans une curiosité mêlée de sympathie qu’ils considéraient la jeune miss dont ils avaient entendu vanter si souvent la grâce et l’intrépidité ; mais la pauvre Johanna n’était plus que l’ombre d’elle-même. En proie à une fièvre violente accompagnée de délire, elle ne cessait de demander à son père : Où est-il ?… Puis elle répétait en allemand : Oh ! quelle nuit charmante ! Qu’il fait bon voyager sur la rivière au milieu des ténèbres !… Heinricht Heinrich !… Au milieu des angoisses que lui faisait éprouver l’étât alarmant de sa fille, M. Blumenbach oubliait tout autre soin. Qu’était devenue son habitation ? Il l’ignorait encore. Lorsque les flammes furent complètement éteintes et le sol assez refroidi pour qu’il fut possible d’y poser le pied, Bill reçut de son maître l’ordre d’aller constater par ses yeux les désastres que l’incendie avait causés dans son domaine. Le vieux serviteur partit accompagné du rameur qui conduisait quelques jours auparavant le bateau de sir Henri Readway, et tous deux ils remontèrent la rivière Saint-John jusqu’au pied-des Grand Falls. Tout ce qui avait appartenu à M. Blumenbach était détruit, maison, cultures, arbres fruitiers. On eût dit qu’une main ennemie s’était acharnée contre cette demeure tranquille et y avait allumé le feu sur tous les points à la fois. En descendant de nouveau la rivière pour retourner vers son maître et lui rendre compte de ce qu’il venait de voir, Bill ne put résister au désir de débarquer au lieu même où sir Henri avait disparu après avoir tiré le chevreuil à la clarté du jack-light. Jamais le vieux serviteur n’eût osé mettre