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— Oh ! non, non, j’aurais trop peur, reprit Johanna ; mais où est-il ? où peut-il être ? Oh ! ce cri qui m’a fait tressaillir…

La jeune fille était descendue à terre avec son père ; Bill, qui avait amarré le bateau à une racine, les précédait portant le jack. Ils marchèrent au hasard pendant cinq minutes, embarrassés dans les grandes herbes auxquelles se mêlaient des ronces entrelacées.

— Mon cher maître, dit Bill en s’arrêtant tout à coup, n’avançons pas !… La malédiction de Dieu est sur nous… Ne sentez-vous pas l’odeur de la fumée ?

— Et ne voyez-vous pas luire les flammes à travers les arbres ? ajouta Johanna. Mon père, la forêt est en feu… Où est sir Henri ? Où sommes-nous ?… Que faire ?…

La fumée s’avançait en effet comme un nuage noir au milieu de l’obscurité, et derrière cette sombre nuée courait la flamme, léchant les herbes et s’élançant en spirales le long des lianes enroulées autour des grands arbres. Subitement saisies par le feu, les feuilles se contractaient avec un crépitement sinistre. Ça et là se dressaient des chênes et des hêtres à demi consumés, pareils à des colonnes incandescentes ; ils oscillaient quelques instans sur leur base, puis roulaient avec fracas, et leurs débris jaillissaient au loin sous forme de charbons ardens. L’incendie marchait vite, aussi vite que la mer poussée par les vents du large aux marées d’équinoxe. Le feu, qui puisait un aliment dans les herbes desséchées par le soleil, s’élevait comme des vagues et ondulait en s’étendant toujours. Chassés de leurs repaires, les animaux de la forêt fuyaient comme des ombres, silencieux et frappés de terreur. Johanna, ainsi que son père et le vieux Bill, avaient dû se rapprocher de la rivière et chercher un refuge dans leur bateau : déjà des brandons de feu pleuvaient sur les eaux et s’y éteignaient avec un sifflement étrange. M. Blumenbach appela près de lui l’autre barque, celle que montait sir Henri quelques instans auparavant, et s’adressant à l’homme qui la conduisait : — Pouvons-nous retourner vers les Grand Falls ? lui demanda-t-il.

— Impossible, répondit le rameur ; l’incendie vient de ce côté ; tout est en feu par là.

En effet, tout le ciel semblait n’être dans cette direction qu’une fournaise ardente.

— Descendons la rivière, s’écria M. Blumenbach, et que Dieu nous garde !

Il enveloppa de son manteau sa fille Johanna, qui demeurait appuyée sur le bord de la barque, muette, frappée d’effroi et de stupeur. Une sueur froide perlait sur le visage pâle de la jeune fille en dépit de l’air brûlant que promenait autour d’elle le sombre