Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/532

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous auriez peur… Tous ces pourparlers peuvent nous faire manquer l’heure propice ; ramez, Bill !

Le vieux serviteur se remit à ramer avec une précaution que la défiance augmentait encore, et le jack refléta de nouveau sa lumière dans le pur cristal des eaux. Sir Henri, appuyé sur la proue du second bateau, regardait avec attention les deux bords de la rivière. Il lui sembla voir passer une ombre qui s’enfonçait sous les arbres et marchait le long de la rive ; mais comme il s’efforçait de distinguer si cette ombre était celle d’un homme ou d’un quadrupède, il aperçut un peu plus loin la silhouette d’un chevreuil qui se tenait debout, dans l’eau jusqu’aux genoux, la tête allongée : l’animal contemplait le jack-light avec tant d’étonnement et de plaisir, qu’il semblait comme fasciné par cette lumière errante. Sir Henri eut tout le temps d’épauler solidement sa carabine et d’ajuster le chevreuil. Le coup partit ; la pauvre bête, frappée à la tête, fit un bond, s’élança hors de l’eau et essaya de fuir vers la forêt.

— A terre, à terre ! dit vivement sir Henri à l’homme qui conduisait son bateau… Puis, sautant dans la rivière, assez basse en cet endroit, il s’élança sur les pas du chevreuil, qui se débattait au milieu d’un hallier.

— Je le tiens ! s’écria-t-il d’une voix triomphante en saisissant l’animal par sa ramure… Miss Johanna, je le tiens !

— Voilà qui est au mieux, dit M. Blumenbach ; nous n’avons plus qu’à rentrer maintenant.

— Déjà, mon père ? demanda Johanna.

— Que ferions-nous ici plus longtemps ? Le coup de fusil a épouvanté les chevreuils à trois milles à la ronde ; il n’y a plus d’espoir d’en voir reparaître un seul d’ici à demain… Sais-tu qu’il est deux heures du matin ! — Tandis que M. Blumenbach mettait le pouce sur le ressort de sa montre pour la faire sonner, un cri étrange retentit du côté où s’était fait entendre la voix de sir Henri.

— Mon père ! dit Johanna en saisissant le bras de celui-ci.

— Peut-être le cri d’un lynx ou le miaulement d’un chat sauvage ; il y a des bruits si extraordinaires la nuit dans ces forêts… Holà ! sir Henri, voulez-vous que l’on vous aide à rapporter votre gibier ? — C’est singulier, murmura M. Blumenbach, qui se penchait vers le rivage, il n’a pas répondu…

— Chut ! fit Johanna ; je crois entendre des pas dans les herbes sèches… Bill, sautez à terre ; mon vieux Bill, allez voir ce qui se passe par là… Mon père, si nous allions aussi !… Bill prendrait la lanterne et nous éclairerait…

— Reste, ma fille, j’irai seul !…