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piteuse mine que faisait Bill, enfoncé dans la fange jusqu’à la ceinture et tenant toujours la bride des deux chevaux.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda son maître…

— Un monstre, un vrai monstre ! monsieur, par là…

M. Blumenbach s’élança vers le point que Bill lui montrait du doigt. Du plus loin qu’il le vit accourir en piquant des deux, sir Henri, devinant son inquiétude, se hâta d’agiter son mouchoir en criant : Victoire ! victoire !…

— Où est ma fille ? demanda M. Blumenbach…

— Ici, mon père, répondit miss Johanna, faisant un suprême effort pour paraître calme, c’est à moi que revient l’honneur de la journée !…

— Imprudente ! lui dit son père avec un accent de reproche.

— Il n’y a jamais de danger pour qui est brave,-— répondit sir Henri. Et s’adressant à la jeune fille : — Après un pareil acte de courage, vous n’aurez plus peur d’un lumberer en colère, n’est-ce pas ?

— Chut ! reprit miss Johanna, ne me parlez jamais de cela, et ne dites plus jamais un mot de l’extravagance que vous m’avez fait commettre.

Parlant ainsi, Johanna remonta sur son cheval ; Bill, retiré de la vase par les chasseurs canadiens, venait de ramener les deux poneys confiés à sa garde. La jeune fille était sérieuse et comme attristée. Une vive rougeur colorait ses joues, d’ordinaire un peu pâles. Elle trottait auprès de son père, et l’ours, principal trophée de cette journée de chasse, était porté sur un lit de branchages par les farmers, qui se relayaient fréquemment. Sir Henri dut aussi se mettre de la partie ; dans ces pays où l’on ne connaît ni les gardes-chasse, ni les piqueurs, ni les valets de chiens, où l’on n’a pas même de meute, chacun est obligé de lever, de suivre et finalement de porter son gibier sur son dos.

— Vraiment, Johanna, dit M. Blumenbach à sa fille en considérant l’énorme bête étendue sur sa litière comme un nabab dans son palanquin, est-il possible que tu aies eu la hardiesse de faire feu sur un ours de cette taille ?

— Ah ! reprit-elle en se tournant vers sir Henri, qui faisait à ce moment l’office de porteur et semblait plier sous le fardeau, c’est maintenant que je me sens fière de mon triomphe… Voyez, mon père ! votre fille n’a-t-elle pas l’air d’une châtelaine du moyen âge qui rentre en son manoir suivie de son cortège de chevaliers ?…

— Miss Johanna, répliqua sir Henri, vous devenez fière, et vous prenez plaisir à nous voir… à vos pieds !…

La jeune fille donna un coup de cravache à son cheval et partit en avant. Elle avait hâte d’arriver à l’habitation de son père pour remettre un peu d’ordre dans sa toilette et aussi dans ses idées. II