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beaucoup d’importance aux projets d’établissement dont il entretenait M. Blumenbach. Après un moment de silence, il reprit en élevant la voix : — Croyez-moi, John, allons nous fixer dans quelque ville du Maine, ou à Boston, si vous le préférez ; nous y ferons figure !… Voyons, Johanna, qu’en dites-vous ?

— Mais, reprit la jeune fille, ce sont là des affaires dont je n’ai point à me mêler.

— Bien au contraire, répliqua vivement maître Toby ; tout le succès de mon entreprise dépend de vous… Est-ce que vous ne vous êtes aperçue de rien, Johanna ?… Est-ce que vous ne me comprenez pas, monsieur Blum ?… Et vous, monsieur le chasseur, est-ce que vous ne devinez pas ?

— De quoi est-il question ? demanda nonchalamment sir Henri

— En vérité, c’est un parti pris ! Personne ne veut m’entendre… Je propose à mon ancien ami John Blum une magnifique affaire, il me répond à peine… Et quand je parle de devenir son gendre, Johanna ouvre de grands yeux comme si elle ne s’était jamais attendue à une pareille demande !

Ayant ainsi parlé, le maître flotteur croisa les bras sur sa poitrine, et regarda M. Blumenbach, qui demeurait silencieux ainsi que sa fille. Le désappointement de Toby Harving fut immense. Ce n’était pas sans faire un certain effort sur lui-même qu’il avait mis au jour le secret de sa pensée. Il aimait Johanna d’un amour sincère, non pas à cause de la grâce délicate qui la distinguait ; mais parce qu’elle était comme le point lumineux de ses longs et pénibles voyages. Il l’avait vue grandir, il avait toujours été reçu chez son père avec une courtoisie qu’il prenait pour l’effet d’une préférence marquée ; enfin il se considérait à tous égards comme l’égal de ce planteur venu d’Europe, croyait-il, pour demander à l’Amérique l’aisance qu’il n’avait pas trouvée dans sa patrie. Mainte fois, en voguant sur le Saint-John, maître Toby Harving avait calculé les bénéfices déjà réalisés et entrevu le jour où il lui serait permis de demander à son ami John Blum la main de sa fille Johanna. Ce jour était arrivé, et sans plus tarder, sans être embarrassé par la présence d’un tiers, et profitant de son passage périodique aux Grand Falls, il s’était expliqué sur ses projets d’avenir. L’idée d’un refus ne s’étant pas même offerte à son esprit, le silence de M. Blumenbach et l’étonnement manifesté par Johanna lui causèrent une grande tristesse. Le cœur de cet homme rude, aux habitudes grossières, fut saisi d’un chagrin poignant, et des larmes montèrent à ses yeux.

— Miss Johanna, ma chère petite Jany, dear liltte Jany, vous ne voulez donc pas me répondre ? dit-il d’une voix altérée par la