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— Je me charge de le mettre à la raison, dit sir Henri. En vérité, il serait étrange qu’un homme grossier s’imposât de la sorte à une famille respectable… Voyons, miss Johanna, voulez-vous que je vous délivre des visites de cet homme ?

— L’entreprise serait périlleuse, répondit la jeune fille, et vous pourriez vous attirer quelque malheur.

— Quel malheur ? demanda sir Henri ; Je lui ferai entendre que sa présence vous est désagréable…

— Et il vous provoquera, interrompit M. Blumenbach. Ses visites sont rares ; elles constituent un ennui de quelques heures qui se renouvelle deux fois par an, et voilà tout… Puis, ayant fait signe à sa fille de se retirer, il ajouta : Sir Henri, savez-vous pourquoi je suis ici, au fond des forêts canadiennes, loin de la Suisse, où je suis né ? C’est que, moi aussi, j’ai été provoqué, et j’ai eu le malheur de tuer mon adversaire. En vain j’ai cherché à étouffer en moi le souvenir de ce meurtre ; il m’a fallu partir, abandonner les lieux témoins de cette fatale rencontre, quitter à jamais le vieux monde pour m’exiler dans cette jeune Amérique, où je tâche de ne plus entendre parler de ma patrie… Au nom du ciel, sir Henri, ne faites rien, ne dites rien qui puisse amener entre vous et cet homme une querelle sérieuse… La paix que j’espérais trouver ici serait à tout jamais troublée… Vous me le promettez, sir Henri ?

— Oui, répondit celui-ci, je vous promets d’être patient…

Ils se levèrent tous les deux, M. Blumenbach pour retourner au salon et sir Henri pour se retirer dans le pavillon qu’il habitait. Johanna, accoudée sur l’appui d’une fenêtre haute, promenait mélancoliquement ses regards sur le vaste horizon de forêts qui l’entourait. À un mille, vers l’ouest, grondaient sourdement les Grand Falls, au-dessus desquelles la lumière du soleil, tamisée par la vapeur des eaux, produisait un brillant arc-en-ciel. Des aigles à tête blanche planaient dans le ciel et se posaient parfois sur les branches mortes des vieux pins ; les canards et les oies sauvages passaient en troupes serrées, regagnant les bords du lac Huron et du Lac-Supérieur. Ce qui restait de neige dans les clairières disparaissait rapidement sous le souffle du vent du sud, et le cardinal au plumage de feu faisait entendre, sous les touffes des sorbiers et des hêtres, son cri plaintif, qui annonce le printemps. Dans ces régions, qui sont soumises à un climat aussi froid que celui de la Russie pendant l’hiver, — bien qu’elles se trouvent placées sous des latitudes beaucoup plus élevées, — il y a au mois de mai des journées d’une douceur ineffable, où la végétation, longtemps comprimée, se développe d’une façon merveilleuse. Il semble que l’on voie les bourgeons se gonfler, la sève monter en bouillonnant de la racine à la cime des plantes. Le feuillage resplendit d’une teinte