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se précipitent avec frénésie vers un avenir qui les fascine ; qu’il nous soit permis de jeter un regard de sympathie vers ce qui n’est plus : tout ce qui tombe pour ne plus se relever mérite une parole de regret et d’adieu. Que l’on veuille donc bien nous suivre dans cette marche en arrière et remonter avec nous dans le passé, jusqu’à une époque de paix pour les deux mondes et de prospérité pour l’Amérique du Nord. — Sortons de Québec par la grande voie du Saint-Laurent et descendons le cours de ce fleuve imposant jusqu’à l’embouchure de l’un de ses mille affluens, qui porte le nom de Rivière-du-Loup. Là nous trouvons un gentil village assis sur un escarpement du haut duquel on peut à la fois plonger son regard sur le vaste fleuve qui roule vers l’Océan ses flots profonds et distinguer à l’horizon la cime des montagnes du Labrador. Maintenant tournons à droite, passons rapidement le long du charmant lac Témisquata, sans nous arrêter à contempler le vol des aigles pêcheurs qui se balancent au-dessus des eaux, sans prendre garde aux petites perdrix qui courent lestement dans les hautes herbes ; laissons les lièvres effarés fuir autour de nous et les chevreuils bondir à travers les halliers ; allons, allons toujours jusqu’au-delà des Petites-Chutes (Liltle Falls) de la rivière Saint-John. Dans ces régions, les forêts atteignent un degré de splendeur incomparable. Le pin, le thuya, le frêne, l’érable, le hêtre, le chêne rouge aux larges feuilles, mêlent leurs rameaux dans une harmonieuse confusion. Cette contrée boisée était alors le paradis des bûcherons flotteurs, nommés par les colons anglais lumberers, gens turbulens et grossiers, rompus à toutes les fatigues, épris de la vie vagabonde. Leur métier consistait, — ainsi que leur nom l’indique, — à réunir en immenses radeaux les arbres abattus par eux, et à confier ces forêts flottantes au courant de la rivière.

À l’époque où nous reportent ces souvenirs, un camp de lumberers était dressé sur les bords du Saint-John, à quelques milles au-dessous des Petites-Chutes. Bien que ce fût un dimanche, ces mécréans se livraient avec énergie à leur labeur quotidien. Au bruit de la hache, que suivait de près le craquement lugubre des pins séculaires tombant avec fracas sur le sol qui les avait nourris, se mêlait celui des voix discordantes des travailleurs : chansons grivoises et jurons énergiques retentissaient sous les voûtes sonores des forêts, attaquées avec une sorte de fureur par vingt bras robustes. Il y a dans la destruction de tout ce qui vit et se tient debout, arbres ou monumens, un certain enivrement qui excite et provoque les manifestations brutales. L’homme qui sème ou bâtit demeure au contraire calme et silencieux, comme si sa pensée se concentrait avec tendresse sur les germes qu’il confie à la terre ou sur l’œuvre dont il rêve l’achèvement. Ces bruyans lumberers, à