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Du reste, César ne semble pas s’être beaucoup préoccupé lui-même de ce rôle de champion de la démocratie. Quand on lit avec soin ses mémoires, on ne voit pas qu’il y parle beaucoup des intérêts du peuple. La phrase que j’ai citée tout à l’heure est à peu près la seule où il en soit question. Il est plus franc dans tout le reste. Au début de la guerre civile, quand il expose les raisons qu’il a de la commencer, il se plaint qu’on lui refuse le consulat, qu’on lui enlève sa province, qu’on l’arrache à son armée ; il ne dit pas un mot du peuple, de ses droits méconnus, de sa liberté qu’on opprime. C’était pourtant le moment d’en parler pour justifier une entreprise que tant de gens, et les plus honnêtes, condamnaient. Dans les dernières conditions qu’il posait au sénat avant de marcher sur Rome, que réclamait-il ? Toujours son consulat, son armée, sa province ; il défendait ses intérêts personnels, il stipulait pour lui ; jamais il ne lui vint dans la pensée de demander aucune garantie pour ce peuple dont il se disait le défenseur. Autour de lui, dans son camp, on ne pensait pas plus au peuple qu’il ne s’en occupait lui-même. Ses meilleurs amis, ses plus braves généraux, n’avaient pas la prétention d’être des réformateurs ni des démocrates. Ils ne songeaient pas en le suivant qu’ils allaient rendre la liberté à leurs concitoyens ; ils voulaient venger leur chef outragé et lui conquérir la puissance. « Nous sommes les soldats de César, » disaient-ils avec Curion. Ils n’avaient pas d’autre titre, ils ne connaissaient pas d’autre nom. Quand on venait parler à ces vieux centurions qui avaient parcouru la Germanie et la Bretagne, qui avaient pris Alise et Gergovie, d’abandonner César et de passer du côté des lois et de la république, ils ne répondaient pas qu’ils défendaient le peuple et ses droits. « Nous, disaient-ils, que nous quittions notre général, qui nous a donné tous nos grades, que nous prenions les armes contre une armée dans laquelle nous servons et nous sommes victorieux depuis trente-six ans ? Nous ne le ferons jamais ! » Ces gens-là n’étaient plus citoyens, mais soldats. Après trente-six ans de victoires, ils avaient perdu les traditions et le goût de la vie civile ; les droits du peuple leur étaient devenus indifférens, et la gloire remplaçait pour eux la liberté. Cicéron et ses amis pensaient que cet entourage n’est pas celui d’un chef populaire qui vient rendre la liberté à ses concitoyens, mais celui d’un ambitieux qui vient établir par les armes un pouvoir absolu, et ils ne se trompaient pas. Ce qui le prouve plus que tout le reste, c’est la conduite que tient César après la guerre. De quelle façon a-t-il usé de sa victoire ? comment en a-t-il fait profiter le peuple dont il prétendait défendre les intérêts ? Je ne parle pas de ce qu’il a pu faire pour son bien-être et ses plaisirs, des fêtes somptueuses, des repas publics qu’il