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triomphe ; mais des invectives et des éloges, si beaux qu’ils soient, ne sont pas tout à fait pour nous l’idéal de l’éloquence politique, et nous réclamons d’elle autre chose aujourd’hui. Tout ce qu’on peut dire pour justifier les discours de Cicéron, c’est qu’ils étaient parfaitement appropriés à son temps, et que leur caractère s’explique par celui des circonstances au milieu desquelles ils furent prononcés. La parole alors ne menait plus l’état, comme aux beaux temps de la république. D’autres influences l’avaient remplacée : c’était, dans les élections, l’argent et les brigues des candidats, dans les discussions de la place publique le pouvoir occulte et terrible des sociétés populaires ; c’était surtout l’armée, qui, depuis Sylla, élève ou renverse tous les pouvoirs. Au milieu de ces forces qui la dominent, l’éloquence se sent impuissante. Comment pourrait-elle conserver encore cet accent qui commande, ce ton impérieux et résolu de quelqu’un qui sait son pouvoir ? A-t-elle besoin de faire appel à la raison et à la logique, d’essayer de s’imposer aux convictions par un débat serré et nerveux, quand elle sait que les questions qu’elle traite se décident ailleurs ? M. Mommsen fait malignement remarquer que, dans la plupart de ses grands discours politiques, Cicéron plaide des causes déjà gagnées. Quand il publia les Verrines, les lois de Sylla sur la composition des tribunaux venaient d’être abolies. Il savait bien que Catilina était décidé à quitter Rome lorsqu’il prononça la première Catilinaire, où il le conjurait si pathétiquement de s’en aller. La seconde Philippique, qui semble si courageuse quand on la suppose prononcée en face d’Antoine tout-puissant, ne fut rendue publique qu’au moment où Antoine s’enfuyait vers la Gaule cisalpine. À quoi donc ont servi tous ces beaux discours ? Ils n’ont pas servi à faire prendre de décisions, puisque ces décisions étaient déjà prises ; mais ils les ont fait accepter de la foule, ils ont soulevé et passionné pour elles l’opinion publique, ce qui est bien quelque chose. Il faut s’y résigner, on ne gouverne plus alors par la parole, l’éloquence ne peut plus espérer de diriger les événemens ; mais elle agit sur eux d’une façon indirecte, elle essaie de faire naître ces grands mouvemens d’opinion qui les préparent ou les achèvent : « elle ne provoque pas des votes et des actes, elle sollicite des émotions[1]. » Si cet effet moral est le seul but qu’elle se propose à ce moment, celle de Cicéron, par son abondance

  1. J’emploie ici les expressions même de M. Havet, qui a mis cette idée en tout son jour dans un des trop rares écrits qu’il a publiés sur Cicéron. À ce propos, qu’il nous soit permis de regretter que M. Berger et lui n’aient pas cru devoir donner au public les excellens cours qu’ils ont faits au Collège de France et à la Sorbonne, et dont Cicéron a été si souvent le sujet. S’ils avaient cédé aux vœux de leurs auditeurs et aux instances de tous les amis des lettres, la France n’aurait rien à envier à l’Allemagne sur cette importante question.