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lui-même en ce genre l’imagination fertile, il ne se faisait pas faute d’avoir recours à ce moyen facile de réussir. Rien enfin n’était plus indifférent à l’avocat antique que d’être en contradiction avec lui-même. On disait que l’orateur Antoine n’avait jamais voulu écrire aucun de ses plaidoyers, de peur qu’on ne s’avisât d’opposer à son opinion du jour celle de la veille. Cicéron n’avait pas ces scrupules. Il a passé sa vie à se contredire, et ne s’en est jamais inquiété. Un jour qu’il disait trop ouvertement le contraire de ce qu’il avait autrefois soutenu, comme on le pressait d’expliquer ces brusques changemens, il répondit sans s’émouvoir : « On se trompe si l’on croit trouver dans nos discours l’expression de nos opinions personnelles ; ils sont le langage de la cause et des circonstances, et non celui de l’homme et de l’orateur. » Voilà au moins un aveu sincère ; mais que ne perdent pas l’orateur et l’homme à changer ainsi de langage avec les circonstances ! Ils apprennent à ne plus se soucier de mettre de l’ordre et de l’unité dans leur vie, à se passer de sincérité dans leurs opinions et de conviction dans leur parole, à faire pour le mensonge les mêmes dépenses de talent que pour la vérité, à ne considérer jamais que les besoins du moment et le succès de la cause présente. Voilà les enseignemens que le barreau de cette époque donnait à Cicéron. Il y séjourna trop longtemps, et quand il le quitta pour faire à quarante ans ses débuts dans l’éloquence politique, il ne put pas se délivrer des mauvaises habitudes qu’il y avait prises.

Est-ce à dire qu’on doive rayer Cicéron de la liste des orateurs politiques ? Si l’on donne ce nom à tout homme dont la parole a quelque action sur les affaires de son pays, qui agit sur la foule pour l’entraîner ou sur les honnêtes gens pour les convaincre, il me semble difficile de le refuser à Cicéron. Il savait parler au peuple et s’en faire écouter. Il l’a quelquefois dominé dans ses emportemens les plus furieux. Il lui a fait accepter ou même applaudir des opinions contraires à ses préférences. Il a paru l’arracher à son apathie et réveiller en lui, pour quelques momens, une apparence d’énergie et de patriotisme. Ce n’est pas sa faute si ces succès n’ont pas eu de lendemain, si après ces beaux triomphes d’éloquence la force brutale est restée maîtresse. Au moins a-t-il fait avec sa parole tout ce que la parole pouvait faire alors. Je reconnais cependant qu’il manque à son éloquence politique ce qui manquait à son caractère. Elle n’est nulle part assez résolue, assez décidée, assez pratique. Elle est trop préoccupée d’elle-même et pas assez des questions qu’elle traite. Elle ne les aborde pas franchement et par leurs grands côtés. Elle s’embarrasse de phrases pompeuses, au lieu de s’appliquer à parler cette langue précise et nette qui est celle des affaires. Quand on la regarde de près et qu’on entreprend de l’analyser,