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tout-puissant Chrysogonus. Cicéron ne le ménage pas. Il dépeint son luxe et son arrogance de parvenu. Il le montre entassant dans sa maison du Palatin tous les objets précieux qu’il a enlevés à ses victimes, fatiguant le voisinage du bruit de ses chanteurs et de ses musiciens, « où voltigeant sur le Forum, les cheveux bien peignés et luisans de parfums. » À ces plaisanteries se mêlent des accusations plus sérieuses. Le nom des proscriptions est quelquefois prononcé dans ce discours, le souvenir et l’impression qu’elles ont laissés se retrouvent partout. On sent que celui qui parle et qui les a vues en a l’âme encore tout occupée, et que l’horreur qu’il en a ressentie et dont il n’est pas le maître l’empêche de se taire, quelque péril qu’il y ait à parler. Cette émotion généreuse se fait jour à chaque moment, malgré la réserve qu’impose le voisinage des proscripteurs. Il ose dire, en parlant de leurs victimes, qu’elles ont été atrocement égorgées, quoiqu’il fût d’usage de leur trouver toute sorte de crimes. Il voue à la haine et au mépris publics les misérables qui se sont enrichis dans ces massacres, et par un jeu de mots qui fit fortune il les appelle « des coupeurs de tête et de bourse. » Il demande enfin formellement qu’on mette un terme à ce régime dont rougit l’humanité ; « sinon, ajoute-t-il, il vaudra mieux aller vivre parmi les bêtes féroces que de rester à Rome. »

C’est à quelques pas de l’homme qui avait ordonné les proscriptions, en face de ceux qui les avaient faites et qui en profitaient, que Cicéron parlait ainsi. Qu’on juge de l’effet que devaient produire ses paroles ! Elles exprimaient les sentimens secrets de tout le monde, elles soulageaient la conscience publique, forcée de se taire et humiliée de son silence. Aussi le parti démocratique éprouva-t-il depuis ce jour la plus vive sympathie pour cet éloquent jeune homme qui protestait avec tant de courage contre un régime odieux. C’est ce souvenir qui jusqu’à son consulat lui conserva si fidèlement la faveur populaire. Toutes les fois qu’il souhaitait quelque magistrature, les citoyens accouraient en foule au Champ-de-Mars pour lui donner leurs suffrages. Aucun homme politique de ce temps, et il y en avait de bien plus grands que lui, n’est arrivé aussi facilement aux premières dignités. Caton a subi plus d’un échec. César et Pompée ont eu besoin de coalitions et de brigues pour être toujours heureux. Cicéron est le seul dont toutes les candidatures aient réussi du premier coup, et qui n’ait jamais été forcé de recourir aux moyens auxquels on demandait ordinairement le succès. Au milieu de ces marchés scandaleux qui livraient les honneurs aux plus riches, malgré ces traditions tenaces qui semblaient les réserver aux plus nobles, Cicéron, qui n’avait pas de naissance et qui avait peu de fortune, a toujours vaincu tous les autres. Il a été nommé questeur, édile ; il a obtenu la préture urbaine,