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ses mains, elle déclara solennellement que la révolution était finie, qu’on allait revenir à un gouvernement légal, et « qu’on cesserait de tuer à partir des calendes de juin ; » mais malgré ces pompeuses déclarations les massacres continuèrent longtemps encore. Des assassins, protégés par les affranchis de Sylla, qui partageaient le profit avec eux, se répandaient le soir, dans les rues obscures et tortueuses de la vieille ville, jusqu’au pied du Palatin. Ils frappaient les gens riches qui rentraient chez eux, et, sous quelque prétexte, se faisaient adjuger leur fortune, sans que personne osât se plaindre. Tel était le régime sous lequel on vivait à Rome à l’époque où Cicéron plaida ses premières causes. Un modéré comme lui, à qui les excès répugnaient, devait avoir horreur de ces violences. Une tyrannie aristocratique ne pouvait pas plus lui convenir qu’une tyrannie populaire. En présence de tous ces abus d’autorité que se permettait la noblesse, il se sentit naturellement porté à tendre la main à la démocratie, et ce fut dans les rangs de ses défenseurs qu’il fit ses premières armes.

Ses débuts furent pleins d’audace et d’éclat. Au milieu de cette terreur muette qu’entretenait le souvenir des proscriptions, il osa parler, et le silence universel donna plus de retentissement à sa parole. Son importance politique date de la défense de Roscius. Ce malheureux, à qui on avait enlevé d’abord toute sa fortune et qu’on accusait ensuite d’avoir assassiné son père, ne trouvait pas d’avocat. Cicéron se proposa pour le défendre. Il était jeune et inconnu, deux grands avantages quand on veut tenter de ces coups hardis, car l’obscurité diminue les périls qu’ils font courir, et la jeunesse empêche de les apercevoir. Il n’eut pas de peine à démontrer l’innocence de son client, qu’on accusait sans preuve ; mais ce succès ne lui suffit pas. On savait que derrière l’accusation se cachait l’un des affranchis les plus puissans de Sylla, le riche et voluptueux Chrysogonus. Il se croyait sans doute protégé contre les témérités de la défense par l’effroi qu’inspirait son nom. Cicéron le traîna dans le débat. On retrouve dans son discours la trace de l’épouvante qui saisit les auditeurs quand ils entendirent prononcer ce nom redouté. Les accusateurs étaient interdits, la foule restait muette. Seul, le jeune orateur semble tranquille et maître de lui. Il sourit, il plaisante, il ose railler ces terribles gens que personne ne regardait en face, parce qu’on songeait toujours en les voyant aux deux mille têtes de chevaliers et de sénateurs qu’ils avaient fait couper. Il ne respecte même pas tout à fait le maître lui-même. Ce surnom d’heureux, que ses flatteurs lui avaient donné le jour de son retour sanglant à Rome, devient ici l’occasion d’un jeu de mots. « Quel est l’homme assez heureux, dit-il, pour n’avoir pas quelque coquin dans son entourage ? » Ce coquin n’est autre que le