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de la région des choses mobiles et imparfaites jusqu’aux derniers sommets de l’idéal, et parvenu enfin à la conception de l’être parfait qu’il nomme le bien, la cause, la beauté, le père des essences et des existences, Platon ne doute pas un instant de la réalité des objets sublimes qu’il contemple. Il ne lui vient pas à l’esprit de se demander : « Ce bien, dont j’ai l’idée, est-il un être existant en dehors de ma raison ? n’est-il qu’un rêve de mon intelligence ? » Non : nul encore n’en était venu à de semblables doutes. Aux yeux de Platon, l’idée, aussitôt conçue, produisait la foi absolue en l’existence de l’objet. Cependant il y avait bien là deux mouvemens distincts de la raison confondus en un seul : par le premier, la raison s’élevait à la pensée du parfait ; par le second, elle concluait de sa propre pensée à l’existence de Dieu. Or, du jour où la philosophie aurait distingué ces deux actes connexes de la raison, le premier sans le second devait paraître ne pas aboutir, et de là est venue très probablement la polémique d’Aristote contre les idées de Platon, et cette persistance avec laquelle le disciple reproche à son maître de dire des paroles vides (ϰενολογεῖν). Platon cependant est un métaphysicien tout aussi puissant qu’Aristote, mais il ne le montre pas assez. D’ailleurs les questions ne se posent pas en tout temps de la même manière. Bien plus tard que Platon, un siècle seulement avant Kant et sa Critique, Descartes réunissait, dans l’une de ses preuves de l’existence de Dieu, la métaphysique à la dialectique, et cela sans s’apercevoir qu’il établissait un passage de l’idée à l’être, ou, comme disent les Allemands, du subjectif à l’objectif. Il trouvait dans sa raison l’idée du parfait, et, au lieu d’en inférer immédiatement l’existence réelle de la suprême perfection, il remarquait que cette idée du parfait, il ne la pouvait tenir ni du néant, ni de lui-même, et qu’ainsi la cause de cette idée devait être une nature autre que la sienne et infiniment parfaite[1]. En invoquant dans cette preuve la notion de cause ou plutôt le principe de causalité, Descartes avait si peu conscience des procédés distincts qu’il mettait en jeu, que, deux pages plus bas, il retombait dans les voies logiques et déduisait l’existence de Dieu de sa perfection. Il oubliait ou ne voyait pas que, pour que l’existence découle de la perfection, il faut que la perfection existe, et qu’ainsi cet argument n’est qu’un cercle vicieux. Mais tenir le langage que voici : — J’ai l’idée de l’infini ; or rien de fini ne m’a donné cette idée ; l’infini seul a pu me la donner : donc l’infini existe ; — parler ainsi, ce n’est pas tourner sur place, c’est avancer, c’est faire le plus grand pas que puisse franchir la raison humaine.

C’est unir la dialectique et la métaphysique, qui ne sauraient

  1. Discours de la Méthode, IVe partie.