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plaire à tout le monde ; » mais même avec cette personne ou ces deux personnes le difficile serait encore de préciser le degré d’affection, la part de la reine et de l’homme vivant dans sa familiarité qu’elle aurait distingué. Des divers sentimens qu’a pu inspirer Marie-Antoinette, le plus chevaleresque, le plus noblement délicat, celui qu’éprouvait le comte de Fersen, colonel du régiment royal-suédois, s’est manifesté à l’heure du péril, à l’époque du voyage de Varennes, par un dévouement aussi hardi qu’inutile. Ce qui est vrai aussi, c’est que dans cette cour, où survivaient l’esprit et les habitudes de Louis XV, on essaya plus d’une fois de donner des amans à la reine, comme elle l’avouait elle-même un jour, qu’on lui tendit des pièges, et puisqu’elle dédaignait ces aimables avances, on en venait tout simplement à conclure, par une singulière logique de corruption, que c’était parce qu’elle se chargeait elle-même de faire son choix. Dès lors, son regard même était interprété ; la moindre de ses faveurs devenait un indice ; ses familiarités passaient pour l’aveu de ses faiblesses. C’est ainsi que se formait et grossissait cet amas de bruits, de libelles, descendant jusqu’à l’avilissement le plus grossier, allant jusqu’à offrir une liste, — on appelait cela la liste civile, — de toutes les personnes qui auraient eu des relations de débauche avec la reine. C’est ainsi que ce qu’il y a de plus intime et de plus délicat dans la vie de Marie-Antoinette passe, avec son esprit, avec son caractère, avec ses goûts, avec tout son être, pendant dix ans, à ce creuset de diffamation croissante.

C’est un vrai drame tout moral, le drame d’une renommée perdue, et dont le dernier mot pour le moment est cette affaire du collier, qui ressemble à une explosion, où éclatent à la fois le progrès de ce long travail de discrédit et les dispositions de l’opinion saturée, hébétée de dénigremens. On était en 1785. Je ne veux pas refaire la minutieuse histoire de ce triste procès, dont les pièces authentiques, enquêtes, interrogatoires, viennent d’être exhumées des archives. Ce qu’il y a d’étrange, ce n’est pas qu’une intrigue ait pu se nouer entre un marchand dans l’embarras, un cardinal libertin, grand seigneur en robe rouge affamé des faveurs de cour, et une femme exploitant son origine, se servant d’une apparence de crédit auprès de la reine pour jouer grand seigneur et joaillier. L’intrigue, en dénotant par sa mise en scène une imagination inventive, ne dépassait pas en fin de compte les limites d’une escroquerie vulgaire, et depuis le commencement du règne on avait vu une autre femme, avec moins de détails romanesques il est vrai, faire de fausses lettres de change au nom de la reine. Ce qu’il y a de singulier et de caractéristique, c’est l’impression de l’opinion, c’est cette explosion de crédulités et d’inimitiés passionnées autour de la fable la plus