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Serbie arrive, sans s’en douter, au terme de sa carrière. Un dimanche matin, en gravissant le mont Ourvina, son cheval commence à glisser et à pleurer. Tandis que Marko interroge Charatz, la vila de la montagne lui répond que son coursier verse des larmes parce que l’heure de la séparation est arrivée. Le Serbe, se sentant plein d’ardeur et ne songeant nullement à la mort, s’étonne qu’on lui propose de quitter le meilleur cheval du monde. La vila ajoute qu’il s’agit d’une séparation éternelle, et qu’il va mourir de la main de « l’antique tueur. » Elle lui conseille donc d’aller jusqu’au sommet de la montagne, de regarder son visage dans la fontaine et de se convaincre par cet examen que l’heure fatale est arrivée. Sans manifester d’abord la moindre émotion, Marko obéit à la vila. Arrivé au point culminant de l’Ourvina, il regarde de droite à gauche, et il aperçoit deux sapins parés d’un riche feuillage, qui dépassent de leur tête élancée tous les arbres de la forêt. Il conduit Charatz de ce côté, l’attache à un des sapins, et se penche sur le miroir de la fontaine. Lorsqu’il voit qu’il faut mourir, il ne peut s’empêcher de verser quelques larmes et d’adresser à la vie des paroles de regret, ces âmes héroïques et actives étant complètement étrangères au lâche ennui qui consume les générations molles et désœuvrées. Toutefois ce moment de faiblesse est vite passé. Marko ne veut pas que le noble coursier qui a partagé ses fatigues tombe aux mains des barbares, qu’il porte l’eau et qu’il fasse la corvée pour les Turcs. Il tire son sabre, lui abat la tête et lui creuse une tombe ; puis il brise en quatre son glaive tranchant, afin que les Ottomans ne se glorifient pas de l’avoir pris, et que les chrétiens ne le maudissent point en lui reprochant de l’avoir livré aux musulmans. Son sabre brisé, il rompt sa lance de bataille en sept morceaux et en jette les débris à travers les branches des sapins. Saisissant sa forte masse, il la précipite du haut de l’Ourvina dans la mer bleue et profonde. Quand il s’est ainsi défait de ses armes, il tire un papier de sa ceinture pour écrire la lettre suivante : « Que celui qui viendra sur l’Ourvina, — à la fraîche fontaine des sapins, — et qui trouvera là le brave Marko, — qu’il sache par cette lettre que Marko est mort ! — Dans sa ceinture sont trois bourses, — trois bourses pleines de jaunes ducats. — Je lui donne la première, — afin qu’il ensevelisse mon corps ; — la seconde servira à orner les églises ; — la troisième sera pour les estropiés et les aveugles, — afin que les aveugles, allant par le monde, — chantent et célèbrent les actions de Marko. » — La lettre terminée, il l’attache au rameau du vert sapin, où on peut l’apercevoir de la route. Il jette dans la fontaine son écritoire d’or, ôte son dolman vert, l’étend sur le gazon au pied d’un sapin, fait le signe de la croix, s’étend sur le dolman, rabat son bonnet de