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jour Voukossava souffleta sa sœur, et celle-ci, versant des larmes de fureur, n’eut pas de peine à décider son mari à tenter de la venger. Le tsar ayant autorisé ses gendres à se battre en duel, Milosch démonta son adversaire, mais il évita soigneusement de le blesser. Il semble que, loin d’être touché de ce procédé courtois, le fier Vouk Brankovitch travailla dès lors à rendre la fidélité de Milosch suspecte à son souverain, tandis qu’il nouait lui-même des intelligences criminelles avec les Turcs. Lazare, voulant célébrer la gloire (slava) de son patron[1], avait convoqué pour une fête les seigneurs serbes à Krouchévatz, « lieu retiré, » sur les bords de la Morava. — A sa droite sont placés son beau-père, Youg-Bogdan, et ses neuf beaux-frères ; à gauche est son gendre Vouk Brankovitch ; à l’autre bout est le voïvoda Milosch, ayant à ses côtés ses probatimes, le voïvoda Iovan Kossantchitch et Milan Toplitza. Le tsar prend une coupe de vin et s’adresse aux seigneurs comme s’il hésitait sur le choix de celui à qui il veut porter un toast. Youg-Bogdan a pour lui la vénération due à la vieillesse, Vouk Brankovitch la dignité, les Yougovitch l’amitié d’un beau-frère, Iovan Kossantchitch la beauté, Milan Toplitza la haute taille, et Milosch la vaillance. « Pourtant à aucun autre je ne veux boire — qu’à Milosch Obilitch.— A ta santé, Milosch, fidèle ou traître ! » À ce mot de traître, le Bayard de la Serbie, sans peur et sans reproche, bondit « sur ses pieds légers ; » mais, plein de respect pour le tsar, « couronne d’or de la Serbie, » après s’être incliné vers « la terre noire » et l’avoir remercié de son toast, il déclare simplement qu’un traître n’est pas disposé comme lui à mourir pour la foi chrétienne à Kossovo. Le traître est le maudit Vouk Brankovitch et non le voïvoda, qui jure par Dieu le très-haut d’immoler Mourad, le tsar des Turcs, et de lui mettre le pied sur la gorge.

Plus tard, après avoir pris cet engagement, Milosch interroge son probatime, Iovan Kossantchitch, sur les forces de l’armée ottomane et sur la situation de la tente du padishah. La description que le frère d’adoption de Milosch fait des troupes infidèles est empreinte de l’emphase orientale. Les lances de guerre forment une noire forêt ; les étendards sont pressés comme les nuages sur un ciel orageux ; les tentes sont aussi nombreuses que les flocons de neige sur les montagnes. Les barbares descendus des pentes de l’Altaï dans les steppes de l’Asie centrale et précipités par une force mystérieuse sur la péninsule devaient en effet apparaître aux chrétiens moins

  1. D’après une coutume très ancienne, qui n’a pas disparu de la principauté de Serbie, chaque rodja, — MM. Grouïtch et Yankovitch ont prouvé que ce mot a chez les Serbes le sens de la gens des Romains, — a, outre les patrons des membres qui la composent, un patron commun qu’elle fête avec certaines cérémonies, et c’est ce qu’on appelle célébrer « la gloire » de ce patron.