Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la reine les amis eux-mêmes étaient des ennemis, et peut-être les plus dangereux. De là cet amas de bruits, de commérages audacieux, d’insinuations méchantes, de propos acérés, imaginés par la haine, propagés par une crédulité frivole ou passionnée. Tout ce que faisait Marie-Antoinette devenait un aliment de diffamation. Si une question s’élevait à l’occasion du voyage de l’archiduc Maximilien à Versailles, c’était une hauteur d’Autrichienne vis-à-vis des princes français. Si Marie-Antoinette avait un matin la fantaisie d’aller voir lever le soleil sur les hauteurs de Marly, cette promenade matinale devenait le thème d’une indigne plaisanterie qui courait partout sous le nom du lever de l’aurore. Secouait-elle l’étiquette, c’était pour être libre, et toute sa vie intime était travestie. Qu’elle adoptât cette mode des robes de linon qu’on appelait alors des chemises, c’était pour montrer la beauté de ses formes, de même que l’abandon de sa démarche devenait un artifice de provocation féminine. La reine aimait-elle à danser des écossaises, aussitôt on murmurait le nom du jeune lord Strathavon, pour qui on lui attribuait du goût, et un habitué du salon Polignac faisait un couplet plein de malignité.

De la cour, où ils naissaient, bruits et chansons passaient à Paris, puis au dehors, en Europe, et une des preuves assurément les plus étranges du succès de ce travail de diffamation et d’avilissement, c’est que le roi de Prusse Frédéric II, roi peu respectueux, il est vrai, et volontiers cynique, eut l’insultante pensée de faire placer à Potsdam, où elle est encore, une statue de Marie-Antoinette entièrement nue avec le nom de cette princesse. La reine ne savait pas tout, mais elle en savait assez pour se sentir enveloppée d’une atmosphère ennemie, et c’est là peut-être le secret de ce mot du prince de Ligne : « . je ne lui ai jamais vu une journée parfaitement heureuse. » Elle souffrait surtout dans sa généreuse et délicate sensibilité quand ces bruits lui revenaient de Vienne, et elle écrivait à son frère Joseph : « L’année dernière, nous avons été mis sur la voie d’abominables libelles préparés contre moi et encore mouillés de la presse… La chose qui me frappe le plus, c’est l’obstination de certaines gens à me représenter comme une étrangère toujours préoccupée de sa patrie et Française à contre-cœur. C’est indigne ; toutes mes actions prouvent que je fais mon devoir et que mon devoir est mon plaisir. C’est égal, les mauvais propos courent, et les choses les plus simples deviennent de gros péchés. L’autre jour, n’y a-t-il pas un insensé qui m’a fait demander pour lui et une dame la permission de visiter mon petit Vienne ? Il appelait ainsi mon Trianon, ce qui m’a fait découvrir que j’avais contre moi une coterie dont la malveillance accréditait le bruit que j’avais