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à nous t’a donnée. » Et il fut impossible à la vierge de résister à cette voix puissante du « démon » qui l’appelait, dans la profondeur des bois.

L’ancien paganisme slave avait aussi ses animaux mythiques, qui dans les imaginations jouaient parfois un rôle non moins important que les divinités. La croyance aux dragons et aux serpens forme la base des contes en prose ; mais elle se montre à peine dans les pesmas. Toutefois l’influence mystérieuse et fatale que la mythologie roumaine attribue au balaurul ou « grand serpent aux écailles vertes » se retrouve dans un des chants consacrés au chef populaire Marko Kralievitch. Lorsque celui-ci a tué l’Albanais Moussa, il voit avec surprise que « trois cœurs de héros » battaient dans la poitrine du guerrier redouté. « Dans le troisième dormait un mauvais reptile, — et lorsque le serpent s’éveilla, — le corps mort du héros tressaillit. — Le serpent dit alors à Marko : — Remercie Dieu, ô Marko Kralievitch, -— de ce que je ne m’éveillai pas tandis que Moussa vivait : — il t’en serait arrivé triple malheur ! » Rien n’est plus commun dans la poésie serbe que ces rapports intimes de l’humanité avec des êtres dont l’instinct infaillible lui paraissait volontiers supérieur à la raison et identique au don de prophétie. Les « noirs corbeaux » viennent annoncer les malheurs, et deux de ces oiseaux, dont « l’un croasse et l’autre parle, » racontent à la tsarine Militza le désastre de Kossovo. Ces porteurs de mauvais présages figurent souvent dans la poésie héroïque. Les domestiques et les voleurs tirent des pronostics du chant du coucou, les premiers quand il chante de grand matin, les seconds quand il se fait entendre après le coucher du soleil. Du reste, le coucou appartient autant à l’humanité qu’aux animaux, car on raconte qu’il a été autrefois une jeune fille (en serbe son nom est féminin) qui, à force de pleurer, a été métamorphosée en un oiseau dont le cri monotone ressemble à une plainte. « Aussi, dit M. Vouk, même aujourd’hui il n’est presque point de femme serbe ayant perdu un frère qui ne fonde en larmes en entendant le chant du coucou. »

Dans le genre de vie que peignent les pesmas, le faucon, qui sert à la chasse, le cheval, indispensable à la guerre, doivent avoir plus que les autres animaux des rapports intimes avec l’espèce humaine. On les voit s’associer aux sentimens de l’homme et même aux ardeurs du patriotisme. Marko Kralievitch, se sentant malade sur le grand chemin, soupire après un peu d’eau et un peu d’ombre. Alors un faucon gris s’abat d’en haut, lui apportant de l’eau dans sa serre et lui faisant de l’ombre avec ses ailes. Le héros s’étonne de sa sollicitude. « Lorsque nous combattions à Kossovo, lui dit fièrement l’oiseau, et que nous soutenions la terrible attaque des Turcs, ceux-ci