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d’immortaliser, avec le nom des héros, les victoires, les combats et les souffrances de leur race. « Chants populaires, disait un des plus grands poètes de la race slave, arche d’alliance entre les temps anciens et les temps nouveaux, c’est en vous qu’une nation dépose les trophées de ses héros, l’espoir de ses pensées et la fleur de ses sentimens ! Arche sainte, nul coup ne te frappe, ne te brise, tant que l’on propre peuple ne t’a pas outragée. O chanson populaire, tu es la garde du temple des souvenirs nationaux, tu as les ailes et la voix d’un archange, souvent aussi tu en as les armes ! La flamme dévore les œuvres du pinceau, les brigands pillent les trésors ; la chanson échappe et survit. Si les âmes avilies ne la savent pas nourrir de regrets et d’espérances, elle fuit dans les montagnes, s’attache aux mines, et de là redit les temps anciens : ainsi le rossignol s’envole d’une maison incendiée et se pose un instant sur le toit ; mais si le toit s’affaisse, il fuit dans les forêts, et d’une voix sonore il chante un chant de deuil aux voyageurs entre des ruines et des sépulcres. » Ces heureuses images ne s’appliquent-elles pas admirablement à ce peuple serbe que Mickiewiçz lui-même nous montre « enfermé dans son passé, » destiné à être le musicien et le poète de toute la race slave, sans savoir qu’il en représenterait un jour la plus grande gloire littéraire ?

Bien qu’il soit impossible de déterminer d’une manière précise la date des pesmas, on sait, que la poésie populaire était florissante dans les pays serbes avant la domination musulmane. Un certain nombre de ces pièces parlent de la période des Nemanitch (XIIe siècle), et quoique les morceaux les plus anciens n’aient pu échapper aux remaniemens, ils donnent une impression tellement vive des idées et des mœurs du moyen âge qu’il est difficile de n’en pas faire remonter le fond aux époques qu’ils s’attachent à peindre. Il semblerait extraordinaire que des œuvres aussi remarquables soient arrivées fort tard à la connaissance des Occidentaux, si l’on ne savait l’injuste dédain qu’on a professé trop longtemps pour les idiomes slaves. La docte Allemagne, avec Herder, Goethe et Mme Robinson, montra la première quelque bonne volonté pour la poésie nationale des Serbes[1]. La France, l’Italie, la Grande-Bretagne, tournèrent

  1. Herder chercha dans le recueil fort incomplet du franciscain Katchitch les matériaux du premier volume de ses Volksliedern, et Goethe, ayant trouvé dans le Voyage en Dalmatie, publié en 1774 par Fortis, le chant connu sous ce nom : la Femme de Hassan-Aga, ne dédaigna pas de le traduire. Un écrivain né dans un village de la Serbie publia en 1815 à Vienne un spécimen de sa poésie nationale, et quelques années après (1823-34), à Leipzig, les Narodné serbské pésmé (poésies nationales serbes), dont une seconde édition (3 vol. in-8o) a paru à Vienne de 1841 à 1846. L’Europe lettrée, trop ignorante de la langue serbe, ne sentit l’importance de cette publication que grâce à la remarquable traduction qu’en fit, sous le nom de Talvi, Mlle Thérèse Jacob, aujourd’hui mistress Robinson, Cette traduction (sevbische Lieder, Halle, 1826), à laquelle il est bon de comparer l’ouvrage allemand plus récent de Kapper, Chants populaires des Serbes (Leipzig 1852), servit à Mme Élise Voïart pour ses Chants populaires des Serviens (Paris 1834). En 1836, un écrivain dalmate, M. Tommaseo, donnait une large part aux « chants illyriens » dans sa belle collection des Canti popolari (Venise 1839). Beaucoup plus tard, un Français, M. Dozon, vice-consul à Mostar, traduisait avec talent, sur les originaux, les Poésies populaires serbes, que sir John Browning, de son côté, faisait passer dans la langue anglaise. Enfin un poète serbe de la Bosnie, l’auteur des Serbianka, M. Siméon Miloutinovitch, avait publié à Leipzig, dès 1837, les Chants populaires des Monténégrins et des Serbes de l’Hertzégovine, recueil qui complète la publication plus ancienne de M. Czelakovsky, Chants populaires de toutes les tribus slaves (Prague 1822-27), où se trouvent les poésies bulgares. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié non plus les pages consacrées à la Serbie et à ses légendes par M. Cyprien Robert, notamment dans son étude sur la Poésie slave au dix-neuvième siècle (1er avril 1854).