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mais on en est moins ému ; on pousse au-delà de la sensation primitive, la seule vraie, et l’on s’exagère ou l’on se copie. Ici, de parti-pris, il épaissit les corps, il enfle les muscles, il prodigue les raccourcis et les poses violentes, et fait de tous ses personnages des athlètes bien nourris et des lutteurs occupés à montrer leur force. Les anges qui enlèvent la croix s’accrochent, se renversent, serrent les poings, tendent les cuisses, retroussent les pieds comme dans un gymnase. Les saints se démènent avec les instrumens de leur supplice, comme si chacun d’eux voulait attirer l’attention sur ses formes et sur sa vigueur. Les âmes du purgatoire ; sauvées par un chapelet ou par un froc, sont des modèles outrés qui serviraient dans une école d’anatomie. L’artiste vient de toucher à ce moment où le sentiment disparaît sous la science, et où l’esprit est surtout sensible au plaisir de la difficulté vaincue. Quoi qu’il en soit, l’œuvre est encore unique, pareille à quelque fanfare déclamatoire sonnée à tout rompre par la poitrine et le souffle d’un vieux guerrier. Des figures, des groupes entiers y sont dignes de ce qu’il a fait de plus grand. La puissante Eve, qui maternellement serre contre son flanc une de ses filles épouvantées, le vieil et formidable Adam, colosse antédiluvien, souche de l’arbre immense de l’humanité, les têtes bestiales et carnassières des démons, le damné qui colle son bras sur sa face pour ne pas voir l’abîme où il s’engloutit, celui qui, enlacé par un serpent, demeure immobile, avec un rire amer, raide d’horreur, pareil à une statue de pierre, surtout ce Christ foudroyant, comme le Jupiter qui, dans Homère, renverse dans la plaine les Troyens et leurs chars, tout à côté de lui, presque cachée sous son bras, reployée, craintive, avec un geste de jeune fille, la Vierge, si fine et si noble, voilà des conceptions égales à celles de la voûte. Elles vivifient l’ensemble, on cesse de sentir l’abus de l’art, la recherche de l’effet, la domination du métier ; on ne voit plus que le disciple de Dante, l’ami de Savonarole, le solitaire nourri parmi les menaces de l’Ancien Testament, le patriote, le stoïcien, le justicier, qui portait dans son cœur le deuil de sa cité, qui assista aux funérailles de la liberté et de l’Italie, qui, au milieu des caractères avilis et des âmes dégénérées, seul survivant et tous les jours plus sombre, passait neuf ans sûr cette œuvre immense, l’âme remplie par la pensée du juge suprême, écoutant d’avance les tonnerres du dernier jour.


H. TAINE.