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céder aux sensations et qu’on cherche par quel secret il donne un accent si vibrant à sa parole, on arrive à se dire qu’il avait l’âme de Dante et qu’il a passé sa vie à étudier le corps humain : ce sont ses deux origines. Le corps tel qu’il le fait est tout entier expressif, squelette, muscles, draperie, attitude et proportions, en sorte que le spectateur est ébranlé à la fois par toutes les parties du spectacle. Et ce corps exprime l’emportement, la fierté, l’audace, le désespoir, l’âpreté de la passion effrénée ou de la volonté héroïque, en sorte que le spectateur est ébranlé par les plus fortes des impressions. L’énergie morale transpire par tout le détail physique, et corporellement d’un seul choc nous en sentons le contre-coup.

Regardez Adam endormi auprès d’Eve, que Jéhovah vient de tirer de lui. Nulle créature n’a jamais été ensevelie plus avant dans un plus profond sommeil de mort. Son corps énorme est affaissé, et son énormité rend l’affaissement encore plus frappant. Au réveil, ces bras pendans, ces cuisses inertes, écraseront un lion dans leur étreinte. — Dans le Serpent d’airain, l’homme qui, serré à mi-corps par un serpent, l’arrache avec son bras reployé et se tord en écartant les cuisses fait penser aux luttes des premiers humains contre les monstres dont les croupes limoneuses ont labouré le sol antédiluvien. Les corps entassés, mêlés les uns dans les autres et renversé les talons en l’air, les bras arc-boutés, les échines convulsives, frémissent sous l’enlacement des reptiles ; les gueules hideuses font craquer les crânes, viennent se coller contre les lèvres hurlantes ; les cheveux hérissés, la bouche ouverte, des misérables tressaillent à terre pendant que leurs pieds battent furieusement au hasard dans le fouillis humain. — Un homme qui manie ainsi le squelette et les muscles met de la colère, de la volonté, de l’effroi dans un pli de la hanche, dans la saillie d’une omoplate, dans l’affleurement d’une vertèbre ; entre ses mains, tout l’animal humain se passionne, agit et combat. Quels misérables mannequins en comparaison que les fresques graves, les processions immobiles qu’on a laissées subsister au-dessous de lui ! Elles subsistent comme des marqués anciennes imprimées sur le quai d’un fleuve et par lesquelles on peut voir de quels torrens le fleuve s’est accru et s’est enflé. Seul depuis les Grecs, il a su tout ce que valent des membres. Pour lui comme pour eux, le corps vit par lui-même et n’est pas subordonné à la tête. Par la force du génie et de l’étude solitaire, il a retrouvé ce sentiment du nu dont la vie gymnastique les avait imbus. Devant son Eve assise qui se tourne à demi le pied reployé sous la cuisse, on imagine involontairement la détente de la jambe qui soulèvera ce grand corps si fier. Devant son Eve et son Adam chassés du paradis, personne ne songe à chercher la douleur des visages ; c’est le torse