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lui restait au cœur un grand chagrin, le regret de n’avoir point à son lit de mort baisé, au lieu de sa main, son front ou sa joue. Le reste de sa vie correspondait à de pareils sentimens. Il s’était « complu aux raisonnemens des hommes doctes, » et aussi à la lecture des poètes, de Pétrarque, de Dante surtout, qu’il savait presque entier par cœur. « Plût au ciel, écrivait-il un jour, que j’eusse été tel que lui, même au prix d’un sort pareil ! Pour son âpre exil et sa vertu, je donnerais le plus heureux état du monde. » Les livres qu’il préférait étaient ceux où la grandeur est empreinte, l’Ancien et le Nouveau Testament, surtout les terribles et douloureux discours de Savonarole, son maître et son ami, qu’il avait vu attacher au pilori, étrangler, brûler, et dont « la parole vivante était toujours demeurée dans son âme. » Un homme qui sent et vit ainsi ne sait pas s’accommoder à la vie ; il est trop différent. S’il excite l’admiration des autres, il ne se contentera pas lui-même. « Il rabaissait ses ouvrages, ne trouvant jamais que sa main fût arrivée à exprimer l’idée qu’il formait au dedans de lui-même. » Un jour, vieux et décrépit, quelqu’un le rencontra près du Colisée, à pied et dans la neige, et lui demanda : « Où allez-vous ? — A l’école, pour tâcher d’apprendre quelque chose. » Plus d’une fois le désespoir le prit ; s’étant blessé la jambe, il s’enferma chez lui et voulut se laisser mourir. À la fin, il va jusqu’à se déprendre de lui-même « de cet art qui fut son monarque et son idole ; peinture ou statuaire, que rien maintenant ne vienne distraire mon âme tournée vers le divin amour qui sur la croix ouvrit les bras pour nous recevoir. » Dernier soupir d’une grande âme dans un siècle gâté, chez un peuple asservi ! pour elle, le renoncement est le seul refuge. Soixante années durant, ses œuvres n’ont fait que rendre visible le combat héroïque qui jusqu’au bout s’est livré dans son cœur.

Des personnages surhumains aussi malheureux que nous-mêmes, des corps de dieux raidis par des passions terrestres, un olympe où s’entre-choquent les tragédies humaines, voilà la pensée qui descend de toutes les voûtes de la Sixtine. Quelle injustice que de lui comparer les Sibylles et l’Isaïe de Raphaël ! Ils sont forts et beaux, je le veux bien, ils témoignent d’un art aussi profond, je n’en sais rien ; mais ce que l’on voit du premier regard, c’est qu’ils n’ont pas la même âme : ils n’ont jamais été dressés comme ceux-ci par la volonté impétueuse et irrésistible ; ils n’ont jamais éprouvé comme ceux-ci le tressaillement et le raidissement de l’être nerveux qui se bande et se lance tout entier au risque de se briser. Il y a des âmes où les impressions rejaillissent en foudres, et dont toutes les actions sont des éclats ou des éclairs. Tels sont les personnages de Michel-Ange. Son colossal Jérémie qui rêve appuyant