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de Paul II, qui fait courir devant lui des chevaux, des ânes, des bœufs, des enfans, des vieillards, des Juifs qu’on a « empiffrés » d’avance afin de les rendre plus lourds, et qui rit à se tenir les côtes ; ceux d’Alexandre VI, que je ne puis pas décrire ; ceux de Léon X, qui, botté, éperonné, passe la saison à chasser le cerf et le sanglier, qui entretient un moine capable « d’avaler un pigeon d’une bouchée et d’engloutir quarante œufs de suite, » fait servir à sa table des mets sous forme de singes et de corbeaux pour jouir de la surprise des convives, s’entoure de bouffons, fait jouer devant lui la Calandra et la Mandragora, se plaît aux contes salés et paie des parasites. La finesse native de pareils esprits s’emploiera à démêler des nuances non de sentimens ou d’idées, mais de couleurs ou de formes, et pour les satisfaire l’on verra se former le peuple d’artistes dont Michel-Ange est le premier.

Il y a quatre hommes qui, dans les arts et dans les lettres, se sont élevés au-dessus de tous les autres, tellement au-dessus, qu’ils semblent d’une race à part : Dante, Shakspeare, Beethoven et Michel-Ange. Ni la science profonde, ni la possession complète de toutes les ressources de l’art, ni la fécondité de l’imagination, ni l’originalité de l’esprit, n’ont suffi à leur donner cette place : ils ont eu tout cela ; mais tout cela est secondaire. Ce qui les a portés à ce rang, c’est leur âme, une âme de dieu tombé, tout entière soulevée par un effort irrésistible vers un monde disproportionné au nôtre, toujours combattante et souffrante, toujours en travail et en tempête, et qui, incapable de s’assouvir comme de s’abattre, s’emploie solitairement à dresser devant les hommes des colosses aussi effrénés, aussi forts, aussi douloureusement sublimes que son impuissant et insatiable désir.

Par ce trait, Michel-Ange est moderne, et c’est pour cela peut-être qu’aujourd’hui nous le comprenons sans effort. A-t-il été plus infortuné que les autres hommes ? Quand on regarde les événemens du dehors, il semble que non. S’il a été tourmenté par une famille avide, si deux ou trois fois le caprice ou la mort d’un protecteur est venu arrêter une grande œuvre qu’il avait commencée ou conçue, si sa patrie est tombée en servitude, si autour de lui les âmes se sont amollies ou dégradées, ce sont là des traverses, des tiraillemens, des malheurs qui n’ont rien d’inusité. Combien d’artistes ses contemporains en ont éprouvé de plus grands ! Mais la souffrance se mesure à l’ébranlement de l’être intérieur, non au choc des choses extérieures, et s’il y a eu jamais une âme capable de transports, de frémissemens et d’indignation, c’est celle-là. Il fut sensible à l’excès, et partant « timide, » solitaire, mal à son aise dans les petites actions de la société, tellement que par exemple il ne put jamais