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neuf ne porteront que des avortons acides, et le paysan normand à qui vous offrirez les fruits du dixième préférera au fond du cœur son eau-de-vie et son poiré.

Reconnaissons qu’il y eut alors un concours de circonstances unique : on n’a jamais revu ce mélange de rudesse et de culture, ces façons d’hommes d’épée et ces goûts d’antiquaires, ces mœurs de bandits et ces conversations de lettrés. L’homme est alors dans un état passager, et sort du moyen âge pour entrer dans l’âge moderne, ou plutôt ces deux âges sont à leur confluent et pénètrent l’un dans l’autre de la façon la plus étrange et avec les contrastes les plus surprenans. Comme le gouvernement central et la fidélité monarchique n’ont pu s’établir en Italie, le moyen âge s’y prolonge plus longtemps qu’ailleurs par les violences privées et l’appel à la force. Comme en Italie la race est précoce et que la croûte de l’invasion germanique ne l’a recouverte qu’à demi, l’âge moderne s’y développe plus tôt qu’ailleurs par l’acquisition de la richesse, la fécondité de l’invention et la liberté de l’esprit. Ils sont à la fois plus avancés et plus arriérés que les autres peuples ; plus arriérés dans le sentiment du juste, plus avancés dans le sentiment du beau, et leur goût est conforme à leur état. Toujours une société veut trouver dans les spectacles qu’elle se donne les objets qui l’intéressent le plus. Toujours, dans une société, il y a un personnage régnant qui se reproduit et se contemple dans les arts. Aujourd’hui c’est le plébéien ambitieux qui veut goûter les plaisirs de Paris et de sa mansarde descendre au premier étage, — bref le parvenu, le travailleur, l’intrigant, l’homme de bureau, de bourse ou de cabinet, que représentent les romans de Balzac. Au XVIIe siècle, c’est l’homme de cour expert dans les bienséances et rompu aux manèges du monde, beau diseur, élégant, le plus poli, le plus adroit qu’on ait jamais vu, tel que le montre Racine et tel que les romans de Mlle de Scudéry essaient de le montrer. Au XVIe siècle, en Italie, c’est l’homme bien portant, bien membre, richement vêtu, énergique et capable de belles attitudes, tel que les peintres le figurent. Sans doute un. duc d’Urbin, un César Borgia, un Alphonse d’Este, un Léon X, écoutent des poètes et des raisonneurs ; c’est un divertissement le soir, après souper, dans une villa, sous des colonnades et des plafonds ornementés. En somme pourtant, ce qui les amuse, ce sont les occupations des yeux et du corps, les mascarades, les cavalcades, les grandes formes de l’architecture, la fière prestance des statues et des figures peintes, la superbe décoration dont ils s’entourent. Toute autre diversion serait fade ; ce ne sont pas des analystes, des philosophes, des gens de salon ; il leur faut des choses palpables et tangibles. Si vous en doutez, regardez plutôt leurs plaisirs : ceux