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y voyait les Coigny, le chevalier de Luxembourg, le duc de Guines. Les plus intimes étaient Besenval, le galant Suisse, beau viveur, courtisan habile et audacieux, mêlant la familiarité soldatesque et la brutalité à la finesse, marchant délibérément à la fortune par tous les moyens, avec son visage accentué, intelligent et dédaigneux ; le comte de Vaudreuil, capricieux, mobile, violent, aimant les lettres et les arts, sceptique et prodigue de sarcasmes ; le comte d’Adhémar, vain, futile et ambitieux, amuseur de la société, écho de tous les bruits et de toutes les chansons courant le monde. Puis venaient les étrangers brillans qui passaient à la cour de France : le prince de Ligne, le prince Esterhazy, le baron de Stedingk, le jeune comte suédois de Fersen. Marie-Antoinette croyait échapper à la politique dans ce monde élégant qu’elle attirait autour d’elle ; elle la retrouvait au fond de tout, comme une amertume corrosive, et ce qu’elle croyait être son plaisir fut aussi son malheur dans une société où elle restait après tout la reine de France.

La fatalité du roi est surtout dans son caractère ; la fatalité de la reine est sans doute aussi dans son caractère, mais elle est bien plus encore dans ce monde auquel elle se livre avec un irrésistible abandon, dans cette société de Versailles où se forme une sorte de conflit croissant entre tout ce que représente la reine, tout ce qu’elle est et tout ce qui l’entoure. C’est là le nœud du drame sur lequel tombe la lumière aveuglante d’une fin sinistre. Allons au fond des choses. Marie-Antoinette à Versailles n’est pas seulement une dauphine ou une reine brillante de séductions, c’est le gage vivant d’une politique, la personnification couronnée de la pensée du duc de Choiseul. Je ne recherche pas ce que cette politique serait devenue et si elle n’aurait pas eu ses déceptions ; elle avait au moins un mobile patriotique, puisqu’elle tendait à relever la France de la situation que lui avaient faite les traités de 1763 en la dépouillant du Canada, d’une partie de la Louisiane, de ses établissemens de l’Inde, en la laissant un moment affaissée sous l’écrasante grandeur de l’Angleterre, qui lui dictait une condition plus dure encore par l’organe de Chatham disant de son ton hautain : « Le peuple britannique regarde la démolition de Dunkerque comme un monument éternel du joug imposé à la France, et un ministre hasarderait sa tête, s’il refusait de donner cette satisfaction aux Anglais. »

Arrivé à la direction des affaires sous le coup de ce désastre, démêlant d’un coup d’œil sagace les révolutions d’équilibre accomplies en Europe depuis un siècle, M. de Choiseul, par un revirement hardi, cherchait une revanche pour la puissance française dans des combinaisons nouvelles, en s’alliant avec l’Espagne par le pacte de famille, en se rapprochant de l’Autriche, la vieille ennemie, et en se faisant de la triple alliance une force en face de l’Angleterre.