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corps nu ; le reste n’est que préparation, développement, variété, altération ou décadence. Les uns, comme les Vénitiens, y mettent le grand mouvement libre, la magnificence et la volupté ; d’autres ; comme Corrège, y sentent la grâce délicieuse et riante ; d’autres, comme les Bolonais, l’intérêt dramatique ; d’autres encore, comme le Caravage, la vérité crue et saisissante : en somme, il ne s’agit jamais pour eux que de la vérité, de la grâce, du mouvement, de la volupté, de la magnificence du beau corps, nu ou drapé, qui lève une jambe ou un bras. S’il y a des groupes, c’est pour compléter la même idée, opposer un corps à un corps, équilibrer une sensation par une sensation semblable. Quand viendront les paysages, ce ne seront que des fonds et des accompagnemens ; ils sont subordonnés, comme aussi l’expression morale du visage ou la vérité historique du tableau. Vous intéressez-vous au gonflement des muscles qui soulèvent une épaule, et par contre-coup arc-boutent le tronc sur la cuisse opposée ? C’est dans cette enceinte fermée et limitée que les grands artistes de ce temps-là ont pensé, et Raphaël se trouve au centre.

Cela devient encore bien plus visible quand on lit leurs vies dans Vasari. Ce sont des ouvriers qui ont des apprentis et fabriquent. L’élève ne passe pas par le collège ; il ne se remplit pas de littérature et d’idées générales : il va tout d’abord à l’atelier et travaille. Le personnage habillé ou nu, telle est la forme dans laquelle se moulent tous ses sentimens. Raphaël a la même éducation que les autres. Ce que Vasari cite de lui pendant toute sa jeunesse, ce sont des madones, et puis encore des madones. Pérugin, son maître, est un simple fabricant de saints ; il aurait pu mettre ce titre sur son enseigne ; encore les siens sont-ils des saints d’autel, mal affranchis de la pose consacrée : ils ne se remuent guère ; quand il en met quatre ou cinq dans un tableau, chacun d’eux agit comme s’il était seul. Ils sont un objet de dévotion autant qu’une œuvre d’art ; on s’agenouillera devant eux en leur demandant des grâces : ils ne sont pas encore peints uniquement pour faire plaisir aux yeux. Raphaël passera des années dans cette école, étudiant l’emmanchement d’un bras, le pli d’une étoffe d’or, la forme d’une figure pacifique et recueillie, après quoi il ira à Florence regarder des corps plus amples et des mouvemens plus libres. Cette culture si concentrée rassemblera toutes ses facultés sur un seul point ; toutes les aspirations vagues, toutes les rêveries touchantes ou sublimes qui occupent les heures vides d’un homme de génie aboutiront à des contours, à des gestes ; il pensera par des formes comme nous pensons par des phrasés.

Il fut très heureux, noblement heureux, et ce genre de bonheur si rare perce dans toutes ses œuvres. Il n’a point connu les tourmens ordinaires des artistes, leurs longues attentes, les souffrances