bonne foi, il ne comprendra rien à votre admiration, et demandera en échange un roman de Dickens ou un lied de Heine. Moi aussi, je comprends que je ne comprends pas. Il me faudra deux ou trois visites pour faire les abstractions et les restaurations nécessaires. En attendant, je vais dire ce qui me choque : c’est que tous ces personnages posent.
Je viens de monter à l’étage supérieur et de voir cette célèbre Transfiguration qu’on appelle le plus grand chef-d’œuvre de l’art. Y a-t-il au monde un sujet de tableau plus mystique ? Le ciel ouvert, les personnages bienheureux qui apparaissent, les corps pesans, qui, dégagés des grossières lois terrestres, montent dans la gloire et dans la lumière, tout le délire et la sublimité de l’extase, un vrai miracle, une vision comme celle de Dante lorsqu’il s’élève au paradis les yeux fixés sur les yeux rayonnans de Béatrix ! Je pensais à l’apparition des anges dans Rembrandt, à cette rose de figures mystérieuses qui tout d’un coup flamboie dans la nuit noire, épouvantant les troupeaux, annonçant aux bergers qu’un sauveur vient de naître. Le Hollandais dans ses boues et dans sa brume a senti les terreurs et les ravissemens évangéliques ; il a vu, il a été secoué jusqu’aux moelles par le poignant sentiment de la vie et de la vérité, et en effet les choses se sont passées telles qu’il nous les montre ; devant son tableau, on y croit parce qu’on y assiste. Raphaël croit-il à quelque chose dans son miracle ? Il croit avant tout qu’il faut choisir et ordonner des attitudes. Cette belle jeune femme à genoux songe à bien placer ses deux bras ; les trois saillies de muscles sur son bras gauche font une suite agréable ; la chute des reins, la tension de toute la machine depuis le dos jusqu’à l’orteil sont justement la pose qu’on arrangerait dans un atelier. L’homme au livre pense à montrer son pied si bien dessiné. Celui qui lève un bras, le voisin qui tient l’enfant possédé, font des gestes d’acteur. Qu’est-ce que ces apôtres qui se laissent tomber symétriquement de façon à faire un groupe ? Moïse et Elie dans la gloire aux deux côtés du Christ sont des nageurs qui déploient leurs jambes. Ce Christ lui-même avec ses pieds si nettement marqués, ses orteils séparés, n’est qu’un beau corps ; Raphaël, avant de l’habiller, l’a fait nu dans son esquisse ; ses cous-de-pied l’ont préoccupé autant que sa divinité.
Ceci n’est pas impuissance, mais système, ou plutôt instinct, car alors il n’y avait pas de système. J’ai encore devant les yeux une estampe célèbre, son Massacre des Innocens. Je réponds que pas un des innocens ne court de danger. Le grand gaillard de gauche qui montre ses pectoraux, l’autre du centre qui fait voir le creux de son échine, ne tueront jamais les bambins qu’ils empoignent. Mes amis, vous êtes bien portans, et vous savez tendre vos muscles ;