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l’appelle, s’il se souvenait qu’elle était étrangère, c’était pour lui indiquer, « en quelques mots souvent indirects, mais pas trop équivoques, le moyen de le faire oublier. »

Marie-Antoinette n’a qu’un vrai bonheur de dauphine, le bonheur d’une femme faite pour le règne : c’est le jour où un souffle de popularité gonfle sa poitrine et l’électrise, à son entrée solennelle à Paris, trois ans après son arrivée en France, un an à peine avant la mort du roi. Ce jour-là, après les cérémonies de Notre-Dame, de Sainte-Geneviève, elle est toute à tous ; elle descend dans le jardin des Tuileries au bras de son mari, elle se mêle au peuple qu’elle charme, et le vieux duc de Brissac, gouverneur de Paris, lui montrant du haut de la galerie du palais la foule pressée, lui dit galamment : « Madame, vous avez là sous vos yeux deux cent mille amoureux de vous. » Marie-Antoinette était restée enivrée de cette popularité d’un jour ; mais ce n’était que la fête d’un jour. Le malheur pour une jeune âme dans une telle vie, c’est ce vide habituel, c’est cette activité inoccupée, gaspillée, dissipée, sans direction, en présence d’un règne qui s’affaisse dans l’avilissement et d’un avenir qui est une énigme. C’était un malheur pour le dauphin comme pour la dauphine, et lorsque, le 10 mai 1774, Louis XV est arrivé à ses derniers momens, mourant avec « une peur affreuse de la mort, se voyant déjà tomber en lambeaux, » selon le mot de Marie-Antoinette elle-même, l’un et l’autre, saisis, se jettent instinctivement à genoux en versant des larmes.

Au moment où le roi achevait de mourir, le dauphin et la dauphine étaient dans un appartement particulier. Un signal avait été convenu. Une bougie placée auprès d’une fenêtre, et sur laquelle tous les regards sont fixés, s’éteint, annonçant que tout est fini. Alors éclate une de ces scènes de la comédie humaine dont Saint-Simon a laissé la puissante et inexorable peinture à propos de la mort du grand dauphin au commencement du siècle. Tandis que les gardes, les écuyers, les chevaux s’agitent au dehors, prêts à emporter la jeune cour à Choisy, on entend à l’intérieur du palais, selon le récit de Mme Campan, un fracas énorme semblable au bruit du tonnerre : c’est le torrent des courtisans, des ambitions, des inquiétudes intéressées, des adulations, roulant de l’antichambre du souverain qui expire à l’appartement où est réfugiée la royauté nouvelle, du soleil couchant à l’astre qui se lève. C’est par ce bruit et par l’entrée de Mme de Noailles que le dauphin et la dauphine apprennent que la couronne vient de passer sur leur tête, et leur première impression est un véritable effroi. Ils avaient beau s’y attendre, ils n’ont « pas plus l’un que l’autre de parole. » Quelque chose les serre « à la gorge comme un étau » à la pensée que cette mort leur lègue « une tâche d’autant plus effrayante que M. le dauphin