Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

zigzag monte jusqu’au sommet ; des lentisques, des touffes de graminées, luisent entre les quartiers de roche ; à chaque pas, les lézards filent entre les pierres. Plus haut apparaissent les chênes-verts, des buis, des genêts, de grands euphorbes, et toute la végétation d’hiver qui a pu subsister entre les blocs croulans, sur les mamelons de pierre stérile.

Du côté vide se déploie l’armée des montagnes ; rien que des montagnes, ce sont les seuls habitans, elles occupent tout le paysage ; derrière elles, d’autres encore, et ainsi plusieurs files. Une d’elles, la tête déchirée, s’avance comme un promontoire, et son long squelette semble un saurien monstrueux accroupi à l’entrée de la vallée. Un tel spectacle laisse bien loin derrière soi les Colisée, les Saint-Pierre, tous les monumens humains. Chacune a sa physionomie, ainsi qu’un visage animé, mais une physionomie inexprimable, parce qu’aucune forme vivante ne correspond à cette forme minérale ; chacune a sa couleur, l’une grise et calcinée comme une cathédrale écroulée dans la flamme, d’autres brunes et rayées par les eaux de longs sillons blancs, les plus lointaines bleues et sereines, les dernières blanchâtres dans la plus glorieuse robe de lumière vaporeuse, toutes tachetées magnifiquement par les ombres de leurs voisins et par les noirceurs mouvantes des nuages, toutes, si diverses qu’elles soient, audacieuses ou rechignées, grandioses ou lugubres, ennoblies par la lumière veloutée qui les couvre et par la grande coupole céleste dont leur énormité les fait dignes. Nulle cariatide ne vaut ces colosses.

À la cime, sur une esplanade, s’étend le grand couvent carré, étageant ses terrasses, assis dans son enceinte de jardins pierreux, et le peuple de sommets nus fait un chœur dont il est le centre. Au bout d’un long porche en pente, on aperçoit une cour entourée de colonnes. De là, un large escalier élève ses gradins jusqu’à une cour plus haute, munie aussi de ses portiques ; les statues des abbés, des princes, des bienfaiteurs, font autour des murailles une assemblée silencieuse. Au fond s’ouvre l’église ; du portail on suit les rangées de colonnes, la courbe des arcs qui tranchent l’azur, puis au-delà, dans la poussière lumineuse du soir, l’ample architecture des montagnes. Pierre et ciel, il n’y a rien d’autre ; cela donne envie d’être moine.

Ma chambre est au bout d’un de ces énormes corridors où l’on se perd ; les deux fenêtres donnent chacune sur un horizon distinct de montagnes. Presque point de meubles ; au milieu, en guise de foyer, brûle un brasero sous des cendres blanches. Aux murs sont pendues de vieilles estampes d’après Luca Signorelli, de superbes corps nus posés comme des lutteurs à la façon de Michel-Ange. Dans l’autre pièce sont de vieux petits tableaux noircis, Tobie et l’Ange,