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air dur dont elle n’a pas le caractère ; elle est au contraire douce et timide. » L’autre, la comtesse d’Artois, est « toute petite de taille, avenante de figure et fraîche comme une rose, avec un nez qui n’en finit pas ; mais tout cela compose un ensemble agréable, souriant, qui plaît. » L’âme, le lien de ce monde de jeunes princes que Louis XV tient éloigné des affaires et qui se tient lui-même loin de l’astre régnant, à distance de la favorite et de ses familiers, qui est à peine admis à l’intimité du vieux roi en dehors des cérémonies de cour, — l’âme de ce monde, dis-je, c’est Marie-Antoinette.

Ces confidences courantes, légères, gracieusement piquantes, qui s’échappent aujourd’hui de toutes parts, laissent flotter je ne sais quel fugitif et étrange reflet sur ce monde évanoui, sur la jeunesse effacée de tous ces personnages, dont le malheur a été de n’être pas de taille à porter leur destinée, de ces trois frères, fils d’un père qui n’eût rien sauvé sans doute, et qui n’ont rien sauvé eux-mêmes, l’un mourant sur un échafaud, l’autre en exil, le plus heureux sur un trône branlant entre deux révolutions. Marie-Antoinette est le rayonnement de leur adolescence peu occupée et surtout mal préparée à de si tragiques destins. Elle s’ingénie à les stimuler, à les réunir, à former une petite société à part, et elle imagine avec ses deux belles-sœurs d’avoir une table commune, quand on ne mange pas en public. M. le dauphin trouve la chose à son gré, et les voilà toujours six à table, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. « Cela répand entre nous, écrit-elle à sa sœur Marie-Christine, une confiance et une gaîté dont tout le monde se ressent. Le comte d’Artois hasarde pendant le repas des folies que le comte de Provence appelle des entremets. Quand nous avons quitté la table, il y a des jours qu’il redouble de gaîté et fait éclater d’un si gros rire M. le dauphin qu’il nous en fait tous éclater en larmes. M. de Provence dit que mon mari a le rire homérique. Je m’applaudis beaucoup de mon idée, qui a eu le mérite de rendre M. le dauphin plus attentif pour moi et d’amener une intimité plus grande entre mon ménage et celui de mes belles-sœurs ; nous formons vraiment une famille, ce qui nous permettra de nous mieux entendre pour éviter les inconvéniens vis-à-vis du père commun… »

Un autre jour, c’est une idée folle, bien amusante, et qu’on est convenu de tenir très secrète de peur que le roi n’y mette opposition, quelque innocent que soit le passe-temps. Il ne s’agit de rien moins que de jouer la comédie. Les acteurs sont tout trouvés ; mais l’auditoire ? « M. le dauphin, dit-elle avec son aimable gaîté, M. le dauphin, qui était enrhumé, ou plutôt qui ne voulait pas être du nombre des acteurs, s’est proposé, et on a décidé à l’unanimité que le rôle d’auditeur serait pour les enrhumés. Non, il est impossible de s’amuser davantage et de reprendre plus drôlement son sérieux