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Paris, et ils font leur éducation dans des livres que nous ne connaissons même pas toujours. Ne leur dites pas qu’il y a en France une société laborieuse et honnête, qu’il y a aussi une littérature sérieuse, qu’il y a des esprits sensés et éloquens en histoire, en philosophie, en critique : ils sont mieux renseignés que cela ; ils savent bien que le vrai monde c’est le demi-monde, que la vraie littérature c’est le récit graveleux du jour. Ils sont venus à Paris et ils sont allés au café-concert. Ils ont lu les mémoires de je ne sais qui, ils attendent les mémoires de Mlle Trois-Étoiles, et ils se jetteront sur ce riche butin pour s’instruire à fond sur la société française ! Il n’est pas de petit roman auquel ils ne fassent fête en voyage et même quand ils sont rentrés chez eux. Un point curieux à établir serait la part des étrangers dans le succès de livres qui n’ont pas de nom dans notre langue littéraire, dans la vogue insaisissable et pourtant réelle de toutes ces histoires malpropres qui courent le monde, faisant les délices des femmes de chambre sensibles, des princesses délaissées, des jeunes bourgeoises en train de se former, et des touristes qui, en revenant dans leur pays, tiennent à montrer qu’ils connaissent le plus fin de nos mœurs et de notre société. Cette part, j’ose le dire, serait considérable, et peut-être même, sans ces complices inattendus qui viennent grossir le budget de la petite littérature, ces livres n’existeraient-ils pas : ce qui tendrait à introduire une variante dans l’axiome d’après lequel la littérature est l’expression de la société. Il faudrait dire ici que cette littérature est, au moins jusqu’à un certain point, l’expression de la société de ceux qui achètent de tels ouvrages. Et cela pourrait être plus vrai qu’on ne pense, cela pourrait ouvrir de nouveaux jours sur l’ensemble du monde européen. Voyez donc où peut conduire une simple question de littérature !

Donc le petit roman est en pleine floraison ; il a ses écrivains qui sont à l’œuvre et qui produisent au moins une histoire par jour ; il a son public, parmi nous d’abord, je le veux bien, mais aussi et en grande partie au dehors ; il a enfin ses libraires qui fonctionnent et font le commerce de cette douteuse marchandise. Tout cela est fort bien. Il n’y a guère, il faut l’avouer, que le bon goût qui en souffre, sans compter la morale. Je ne parle pas, bien entendu, de la morale ordinaire, de la petite morale, parce qu’on m’opposerait la grande, celle des esprits supérieurs ; je parle du tempérament moral d’une société pour qui il ne serait pas indifférent, après tout, de se nourrir plus qu’il ne faut de billevesées licencieuses ou vulgaires. C’est là malheureusement le caractère assez uniforme du petit roman. Il y a cela de particulier dans tout ce qui peut être rangé sous ce nom que la vulgarité n’exclut pas la licence, et que la licence n’exclut pas la vulgarité. J’ajouterai que vulgarité et licence n’excluent pas toujours la prétention philosophique, sociale ou littéraire, ce qui compose un mélange des moins intéressans ou même quelquefois des plus répugnans.

Je ne dis pas tout ceci précisément ou uniquement pour les romans de MM. Edmond et Jules de Goncourt, bien que l’un d’eux, le dernier, Ger-